Frédéric Encel : analyse géopolitique du monde arabe

Frédéric Encel (Photo © Ji-Elle / Wikimédia)

Auteur d’un tout récent livre « Géopolitique du Printemps arabe » (PUF), qui revient sur les erreurs prédictives et stratégiques commises avant les « révolutions arabes », Frédéric Encel, spécialiste du Proche-Orient, Maître de conférences à Sciences Po et membre du conseil scientifique de la Revue Civique, répond à nos questions. 

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La REVUE CIVIQUE: Dans votre chapitre « ce que le Printemps arabe a révélé des puissances » vous estimez qu’il y a eu « échecs des services de renseignements arabes comme occidentaux ». Mais les erreurs prédictives de certains dirigeants occidentaux peuvent-elle être comparée à – ou mises sur le même plan que – l’aveuglement de dirigeants autocratiques arabes ?
Frédéric ENCEL : Non, bien entendu. L’aveuglement coupable d’un pouvoir despotique captant cyniquement les maigres ressources du pays dont il a la charge, à son profit et au détriment de la population, ne correspond pas aux erreurs de perception qu’on peut en avoir de l’extérieur. Cela dit, il n’est tout de même pas très glorieux, a posteriori, d’avoir soutenu mordicus des pouvoirs autoritaires sous prétexte qu’ils n’étaient soi-disant pas contestés en interne ! Encourager le maintien d’un régime tyrannique pour des raisons commerciales ou stratégiques se comprend d’un strict et froid point de vue géopolitique. Mais le soutenir en faisant mine de croire qu’il fait le bonheur de sa population pose un problème moral…

Vous expliquez que les services de renseignements français et américains « ont  été dépassés » par le mouvement des révolutions arabes. Mais le propre des révolutions n’est-elle pas d’être en grande partie imprévisibles ? Et l’erreur de la diplomatie américaine en particulier n’a-t-elle pas surtout d’avoir fait confiance à des opposants islamistes « modérés », qui se sont révélés ensuite plus radicaux qu’imaginés ?
Disons que du côté des services arabes, il y avait la volonté de ne pas voir ce que se tramait, de ne pas tenir compte de l’exaspération de la population. Dans une dictature, non seulement il n’est pas bon d’apporter de mauvaises nouvelles et c’est souvent le baromètre qu’on casse en haut lieu, mais encore on pratique le bon vieux « centralisme démocratique » à la soviétique ; le chef suprême souhaite un type de réponse à une question posée, on va abonder très naturellement dans son sens… Dans les démocraties occidentales, l’échec du renseignement a plutôt procédé d’une perception erronée selon laquelle, au fond, les sociétés arabes se satisfaisaient plus ou moins de régimes systématiquement autoritaires et que cela ne changerait pas. Après tout, il y avait bien eu jadis les révoltes du pain, mais elles n’avaient pas provoqué de renversements de régimes. D’où, sans doute, notre faillite à prendre la mesure de l’ampleur de la contestation, en Tunisie et en Égypte au moins, pratiquement jusqu’à la chute de Ben Ali et Moubarak.

Dans votre livre, à propos de la thèse souvent entendue selon laquelle la Turquie serait « une grande puissance régionale », une puissance clé pour résoudre la crise syrienne, vous dîtes que cette thèse est « une imposture ». Pourquoi ?
Voilà des années que je mets en cause cette posture tantôt snobe, tantôt militante, selon laquelle la Turquie serait en effet devenue un grand acteur incontournable, la grande puissance montante du Moyen-Orient. La réalité est toute autre. D’abord le tandem Erdogan/Davutoglu a complètement échoué dans sa politique de mise sous influence du monde arabe – cette sphère naguère durement dominée par l’empire turc ottoman, ne l’oublions pas – via son prétendu modèle islamo-démocratique (la Turquie détient le record mondial du nombre de journalistes emprisonnés !) ; lors du printemps arabe, sauf éphémère exception égyptienne avec le Frère musulman Mohamed Morsi en 2012-2013, aucun nouveau pouvoir n’a recherché l’alliance d’Ankara. Ensuite, la politique de proximité qui devait permettre une bonne entente avec tous les voisins est un champs de ruines, qu’on en juge plutôt : alliance de Chypre et de la Grèce avec Israël dont Ankara a imprudemment « divorcé », défiance de Téhéran à cause du bouclier anti-missiles américain en Anatolie, non-ratification des Protocoles avec l’Arménie, rivalité avec la Russie sur la bienveillance turque vis à vis de l’État islamique, échec pitoyable à faire chuter Assad après en avoir fait un allié, ratage de l’axe Qatar (!) – Turquie quant à un cessez-le feu à Gaza durant l’été 2014, etc. Et aujourd’hui, le gouvernement d’Ankara subit la pression de la quasi-totalité du monde pour sa duplicité face à Kobané, certains observateurs osant même le parallèle avec Varsovie en 1944… Si l’on ajoute à cela la menace grandissante de grande révolte kurde – et pour cause ! – en Anatolie orientale, et, sur le plan économique, un ralentissement notoire de la croissance, je ne vois vraiment pas en quoi la Turquie peut être qualifiée de puissance montant au Moyen-Orient. C’est d’autant plus vrai que 2015, année du centenaire du génocide arménien, s’annonce compliqué sur le plan diplomatico-mémoriel…

Vous mettez en exergue de votre ouvrage, cette citation d’Ibn Khaldoun : « les Arabes se sont entendus pour ne jamais s’entendre sur rien ». On ne peut pas dire, quand on voit la guerre fratricide qui ensanglante la Syrie, que cette citation soit démentie par les faits… Mais n’y a-t-il pas un front arabe désormais décidé à lutter durement contre leur premier ennemi de l’intérieur, à savoir les djihadistes de l’État Islamique, qui menacent de faire exploser les frontières du Proche-Orient, en renversant deux gouvernements arabes, l’irakien et le syrien ?
Si, vous avez raison. Au moins, la cruauté et la dangerosité des djihadistes de l’État islamique aura permis cela, une certaine unité du monde arabe, encore que bien molle ; n’eut été la campagne de frappes ariennes américaines, on se demande quel État arabe aurait concrètement agi…

Frédéric Encel, Géopolitique du Monde Arabe

Mais ne perdons pas de vue que l’Arabie Saoudite et le Qatar sont directement responsables de la propagation de ce fléau islamiste radical. Leurs régimes sont wahhabite, autrement dit ultra-conservateurs pour ne pas dire fanatiques, et ont grassement financé la plupart des imams, mouvements et mêmes groupes armés se réclamant de leur idéologie rétrograde et théocratique plusieurs décennies durant. En Syrie, pour faire chuter Assad, ils ont même financé très directement les djihadistes qui, aujourd’hui, menacent de se retourner contre leurs créateurs !

Une fois l’État islamique endigué et circonscrit (sinon détruit, hypothèse peu probable), il faudra pour les Occidentaux réfléchir sérieusement à un changement d’alliance régionale…

Propos recueillis par Paul Témoin

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