Adepte du débat d’idées, la tête chercheuse du gouvernement Fillon, Laurent Wauquiez, estime dans cet article écrit pour la Revue Civique que «les relations entre l’Etat et la société française sont à un tournant historique». A la tête du club «la Droite sociale», il affirme qu’«ensemble, l’Etat et la société civique ont les moyens de pratiquer ce que j’appelle le social actif, par opposition au social passif qui a souvent conduit à cantonner le social dans une logique d’indemnisation». Dans cette logique de «responsabilisation des acteurs», il explique en quoi «cette transformation de la société civile en société civique est le facteur de changement social le plus puissant des années à venir». «Cela vaut pour les salariés, mais aussi pour les entreprises» : «la question d’un code éthique des entreprises, compatible avec les exigences de la compétitivité, est l’un des enjeux majeurs de la sortie de crise». Selon lui, dans la perspective de la «société civique de l’après-crise», le rôle de l’Etat «est moins d’imposer une norme que d’accompagner et faciliter le changement».
La sortie de crise va renforcer notre besoin de social, mais pas de n’importe quel social. Croire que l’on pourra se contenter de prolonger des mécanismes sociaux forgés avant la crise est parfaitement illusoire. Il faut effectuer une révolution copernicienne dans le domaine social, comme dans d’autres. A cet égard, les relations entre l’Etat et la société française sont à un tournant historique. Les lignes de partage traditionnelles ont bougé et de nouveaux modèles, de nouveaux acteurs du changement social émergent. La crise a sonné le glas de la relation purement verticale entre un Etat tout puissant et la société civile ; elle montré les limites de l’individualisme et des corporatismes.
La distribution de services publics du haut vers le bas, entendue comme un mécanisme passif de redistribution, est remise en cause. Cette approche verticale, déresponsabilisante, est progressivement remplacée par une approche horizontale qui place les bénéficiaires aux commandes, en position d’exercer des choix, et les rend ainsi responsables. L’environnement social qui sort de la crise est marqué par la multiplicité des canaux de production de l’action sociale. Les nouveaux instruments de l’action sociale s’affranchissent des cadres et des oppositions traditionnels comme le lucratif et le non-lucratif, la sphère publique et la sphère privée, le monde associatif et l’entreprise. On trouve dorénavant également des activités d’intérêt général dans les entreprises françaises sous la forme du mécénat et plus généralement dans toutes les actions qui relèvent de leur responsabilité sociale.
La société civique s’est emparée de la question sociale. Plus que jamais, elle se reconnaît, avec l’Etat, comme l’expression et le moteur de l’intérêt général, par opposition à l’isolement qui conduit à l’inaction. Elle n’est plus seulement force de proposition, mais aussi force d’action en matière sociale. Ensemble, l’Etat et la société civique ont en effet les moyens de pratiquer ce que j’appelle le social actif, par opposition au social passif qui a souvent conduit à cantonner le social dans une logique d’indemnisation et une culture du chèque.
J’en ai la conviction : cette responsabilisation des acteurs, cette transformation de la société civile en société civique est le facteur de changement social le plus puissant des années à venir. Seul l’engagement conjoint du politique, des corps intermédiaires et de la société tout entière peut être le vecteur d’une action sociale efficace, adaptée aux besoins concrets des Français. Cette émergence de la société civique ne doit pas s’accompagner d’un recul de l’Etat, bien d’une transformation de son rôle, au sein d’un nouveau mode de relation contractuelle avec les corps intermédiaires et, plus largement, les citoyens.
Étroites relations entre État et partenaires sociaux
La première leçon que les politiques doivent s’appliquer concerne la gouvernance du social. La méthode a changé. Je crois à la nécessité d’un Etat garant de l’intérêt général. Mais je crois aussi que l’on doit accepter un dialogue beaucoup plus étroit avec les partenaires sociaux. C’est ce que le Président de la République a voulu. Avec la nouvelle approche d’agenda social pilotée par son conseiller social Raymond Soubie, fixant des rendez-vous réguliers avec les partenaires sociaux à l’Elysée, le Gouvernement a rompu la culture de l’affrontement, qui impliquait que les réformes dans notre pays ne puissent se faire que dans la douleur et l’antagonisme. C’est ce type d’approche qui a conduit à l’échec majeur du CPE sous Dominique de Villepin.
De fait, bien des avancées dans la crise ont été permises, et même réalisées, par les partenaires sociaux, qui ont œuvré de manière constructive pour renforcer le rôle protecteur de l’Etat. Nous n’avons aucun problème à le reconnaître : le fonds d’investissement social, la formation professionnelle, l’assurance chômage, l’activité partielle, le contrat de transition professionnelle, le pacte automobile sont autant d’avancées majeures qui ont été impulsées par les partenaires sociaux. Dans un pays où la tradition de méfiance à l’égard des partenaires sociaux était bien enracinée, la crise a montré leur esprit de responsabilité. Et l’opinion publique ne s’y trompe d’ailleurs pas en reconnaissant aujourd’hui leur rôle.
Grâce à cette collaboration étroite avec les partenaires sociaux, l’État français n’a pas reculé, mais a redoublé d’activisme. Nous ne nous sommes pas demandé s’il fallait faire plus ou moins d’État, mais comment en faire mieux. Et la France a ainsi mieux résisté dans la crise que d’autres pays.
Ces méthodes de travail en commun ne doivent pas être perdues une fois la crise finie. Il faut surtout que chacun l’accepte sans arrière-pensée et sans méfiance. Ce n’est un piège ni pour les uns, ni pour les autres. L’Etat ne perd pas son pouvoir et les partenaires sociaux ne perdent pas leur âme. Bien au contraire, l’Etat gagne en efficacité et les partenaires sociaux en responsabilité.
La crise a montré de même que seule une politique décidée conjointement avec les acteurs de la société, en particulier les associations et les entreprises, peut être véritablement opérationnelle. Albert Einstein disait : « La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi ». Notre objectif, c’est de comprendre ce qui fonctionne dans la pratique et d’en tirer les leçons au plan national ! Cette démarche ancrée dans le terrain permet de faire la chasse aux usines à gaz, séduisantes sur le papier, mais trop complexes à mettre en application. Elle permet de s’assurer que chaque décision soit efficace rapidement et donne des résultats concrets.
La loi n’est pas, loin s’en faut, le seul moyen d’action. Pour ne prendre que quelques exemples, le rôle du médiateur du crédit, la mobilisation menée par les grandes entreprises et les chambres de commerce et d’industrie un peu partout en France en faveur de l’apprentissage, l’expérimentation sur le CV anonyme menée à ce jour par près de 800 entreprises, le recueil de bonnes pratiques seniors lancé par Nicole Notat avec Vigeo et 11 grands groupes et PME ont souvent fait beaucoup plus que toutes les lois. De même, un bon nombre de questions qui figurent aujourd’hui à l’agenda politique comme l’environnement ou le logement, ont, au départ, été soulevées par des citoyens regroupés en associations.
Une exigence d’évaluation, pour l’efficacité sociale
En tant qu’élu de Haute-Loire, je pense aussi aux actions innovantes développées par les élus locaux, et notamment par deux membres du club « droite sociale » : le député du Nord Bernard Gérard soutient ainsi activement l’initiative d’une école d’ingénieur de sa région qui accueille les demandeurs d’emploi dans ses locaux et leur donne accès aux journaux, au matériel informatique, mais aussi à des formations ; le député du Rhône Bernard Perrut a lancé dans sa ville de Villefranche-sur-Saône un dispositif de parrainage des jeunes en recherche d’emploi. C’est ce type de bonne pratique que l’Etat doit faire sortir du cadre purement local pour les promouvoir et les diffuser.
Je crois plus à ces formes de multi-production sur le terrain qu’à des règles imposées d’en-haut et qui ne sont pas adaptées au mode de fonctionnement des entreprises. C’est une autre approche de la politique de l’emploi. L’exemplarité se construit à partir de démarches expérimentales qui sont généralisées une fois qu’elles ont été perfectionnées à l’épreuve du terrain.
Cette multiproduction va de pair avec une exigence d’évaluation et une culture du résultat. Par le passé, sous prétexte que l’on agissait dans le domaine social, on s’est exonéré d’un effort de performance. Or, la crise a montré que nous devons professionnaliser notre gestion du social : cela veut dire réduire le délai entre la décision et sa transcription sur le terrain, mais aussi être capables de cibler les financements sur ce qui a fait la preuve de son efficacité.
De façon plus large, on doit bien se dire qu’il n’y a pas de droits sans contrepartie. Cela vaut pour les salariés, mais cela vaut aussi pour les entreprises. Le développement du modèle contractuel dans le social est indispensable. Quand on facilite le financement de l’activité partielle dans une entreprise, il est normal qu’il y ait en contrepartie un engagement en termes d’emploi. Le social doit responsabiliser. La question d’un code éthique des entreprises compatible avec les exigences de la compétitivité est l’un des enjeux majeurs de la sortie de crise.
Dans cette perspective, le rôle de l’Etat est moins d’imposer une norme que d’accompagner le changement dans les entreprises et dans la société. L’Etat doit jouer le rôle de facilitateur. Il est de sa responsabilité d’encourager les jeunes à s’investir dans des missions utiles à la société, comme à travers le service civique, de favoriser l’émergence d’universités performantes, de stimuler les investissements en Recherche et Développement et de soutenir le développement de nouvelles PME innovantes. Il est de sa responsabilité de participer à l’identification et au financement des projets nés dans le privé qui peuvent bénéficier aux Français, tout en veillant à ce que tous les publics aient accès aux innovations sociales de demain.
Un fonds de 100 millions d’Euro pour les innovations sociales
L’économie sociale est un vivier majeur pour ce type d’initiative. Ce n’est pas un hasard si les entrepreneurs sociaux, qui développent des projets alliant préoccupation sociale et compétitivité économique, ont continué à créer des emplois non délocalisables, en dépit de la crise. Il est dans l’intérêt de la collectivité que l’État les soutienne. Pourquoi ? Parce que l’innovation sociale fleurit localement, au plus près des Français, de sorte que si une initiative a fait preuve de son efficacité, son impact est maximal, et c’est une économie pour la collectivité.
Un exemple de bonne pratique issue de la société civique et soutenue par l’Etat, c’est l’action menée par les Sociétés coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Leurs parts sociales sont détenues à la fois par des particuliers, des entreprises et des collectivités publiques, et elles développent des projets issus des besoins et des ressources du territoire où elles sont implantées. La synergie entre les acteurs locaux a bousculé les modèles habituels des circuits économiques pour les réorganiser en circuits plus courts et maîtrisables dans la durée. Bois Bocage Energie dans l’Orne utilise le bois déchiqueté issu de l’entretien des haies pour faire de l’énergie : elle assure, au profit des producteurs, le séchage et la vente de la production ; pour les collectivités, c’est un moyen de donner un débouché aux bois issu des haies et espaces boisés du territoire.
Dans le cadre du grand emprunt, un fonds d’investissement doté de 100 millions d’euros va ainsi être consacré au développement d’initiatives privées porteuses d’innovations sociales. Cela représente plus du double du montant du fonds créé par l’administration Obama aux États-Unis. Le fonds français aura pour rôle d’identifier les projets les plus prometteurs, aux applications sociales les plus concrètes et les aidera à se lancer ou, pour ceux qui existent déjà, à se déployer sur tout le territoire.
C’est de cet État-facilitateur dont nous aurons besoin dans la société civique de l’après-crise, non pas un État qui contrarie, entrave et restreint, mais un État qui libère les énergies des citoyens. Car la crise a renforcé le besoin de social, mais pas n’importe quel social. Rien ne serait pire que le retour au politiquement correct social au nom duquel bien des erreurs ont été commises par le passé. De ce point de vue, je pense qu’il faut revendiquer un droit d’inventaire social, évaluer nos dispositifs, réfléchir sur leur sens et leur actualité. On ne peut plus se contenter de systèmes massifs de transferts sociaux qui ne font pas bouger la réalité. Les deux seules vraies questions d’avenir qui engagent une collaboration renforcée entre l’Etat et la société civique sont les suivantes : la justice d’une part, parce que faute de courage politique, notre système social, par ses rigidités, a parfois fini par devenir inéquitable ; l’ascenseur social d’autre part, parce que l’une des vocations majeures du social doit être de permettre des parcours de promotion, catalyseurs d’énergie pour une société dynamique et tournée vers l’avenir.
Laurent WAUQUIEZ, Secrétaire d’État chargé de l’Emploi, Président de «Droite Sociale».
(Octobre 2010)