Les révisions stratégiques dues aux crises actuelles

Les échanges mondiaux (© Victoria-/Fotolia)

Dans cet article d’analyse, la journaliste du Figaro, Isabelle Lasserre, spécialiste des questions de Défense, évoque avec perspective dans cet article (du Figaro, 22.09.14) « les révisions stratégiques » qu’impliquent les crises actuelles, qu’il s’agisse de la guerre engagée contre l’État Islamique en Irak et en Syrie, ou de la confrontation Russie-Europe et États-Unis qu’a cristallisé la crise ukrainienne.

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Isabelle Lasserre

► Comment répondre à une nouvelle guerre froide avec la Russie?

L’annexion de la Crimée en mars, puis l’intervention militaire dans l’est de l’Ukraine ont modifié durablement les relations entre Moscou et ses partenaires occidentaux. Elles ont aussi remis en cause l’architecture européenne de sécurité qui prévalait depuis la Seconde Guerre mondiale. Avec la modification par la force des frontières, les accords d’Helsinki de 1975, qui garantissaient le respect de l’intégrité territoriale des États européens, ont volé en éclats. Peu à peu, la plupart des accords sur lesquels avait été fondée la stabilité européenne sont déconstruits par le Kremlin. Après s’être retiré du traité sur les forces conventionnelles en Europe, Moscou menace de remettre en cause celui qui concerne les forces nucléaires à moyenne portée.

Face à la politique du fait accompli imposée par Vladimir Poutine, l’Europe et les États-Unis ont répondu par des sanctions économiques. Ils espéraient que les oligarques et l’opinion se retourneraient contre Poutine et que ce dernier, pour sauver l’économie russe, reviendrait à davantage de raison. Aucun des deux espoirs ne s’est pour l’instant réalisé. Pas plus que n’a eu lieu la « désescalade » tant espérée et annoncée par les autorités françaises. Tout porte au contraire à croire que Vladimir Poutine se prépare à une crise de longue durée avec l’Occident. Si l’on en croit le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, le président russe aurait même récemment, dans une conversation avec son homologue ukrainien Petro Porochenko, menacé d’envahir les pays Baltes… « La Russie ne conçoit sa politique étrangère qu’en termes de force et de transgression » alors que la France la base sur « le droit et la punition », écrit Thomas Gomart, spécialiste de la Russie et directeur du développement stratégique de l’Ifri.

Depuis le début de la crise, la France, à l’instar de certains de ses alliés européens et des États-Unis, a tenté de régler la crise en opposant aux méthodes militaires de Vladimir Poutine des instruments économiques et politiques. Convaincus depuis la chute du mur de Berlin que la Russie a vocation à se rapprocher de l’Europe et de ses valeurs, les responsables français hésitent à envisager la crise en termes de choc de puissances. « Mais si elles veulent avoir une chance de peser sur les choix du Kremlin, les puissances occidentales doivent changer de logiciel », prévient un diplomate européen.

► Quelles sont les conséquences de la création de Daech?
En fondant leur « État islamique au Levant », à cheval sur l’Irak et la Syrie, les djihadistes de Daech ont annulé les frontières entre les deux pays, créant des bouleversements durables dans la région, auxquels la France et l’Europe ne se sont guère préparés. En Syrie comme en Irak, Paris veut défendre l’intégrité territoriale des États. Certains estiment pourtant que les deux pays ont déjà implosé et qu’il sera difficile de maintenir les frontières tracées par les puissances coloniales après la Première Guerre mondiale. Les Kurdes ont créé au nord de l’Irak un État de facto qui paraît aujourd’hui très loin de Bagdad. Dans le reste du pays, les sunnites refusent d’être soumis à la majorité chiite. En Syrie, les atrocités commises par le régime ont été telles que la réconciliation entre majorité sunnite et minorité chiite, en l’occurrence alaouite, semble difficilement envisageable.

C’est le principal credo de Paris : les Syriens ne doivent pas avoir à choisir entre la dictature ou le terrorisme. Certains estiment cependant que la réalité implique désormais d’autres choix que de soutenir l’opposition modérée tout en refusant de se rapprocher de Bachar el-Assad. Même s’il a contribué à la poussée des djihadistes de Daech, le président syrien serait, selon les partisans d’une autre politique, le seul à pouvoir les combattre efficacement, étant donné la faiblesse de l’Armée syrienne libre (ASL). En outre, contrairement aux djihadistes de Daech, le président syrien ne représente pas une menace directe et immédiate pour la France. Dans ce que Laurent Fabius appelle « un monde zéro polaire », caractérisé par l’érosion de la puissance des États traditionnels et la montée des acteurs non étatiques, la France, comme ses alliés occidentaux, peine à imposer ses valeurs et à restaurer l’ordre. Véritable test du leadership occidental, la lutte contre les djihadistes ne se limite pas, vue de Paris, à l’Irak et à la Syrie. Elle doit aussi se livrer dans le Sahel, au Mali et en Libye, en Afrique centrale et dans d’autres pays du Moyen-Orient comme le Yémen, où prospèrent aussi les groupes extrémistes antioccidentaux. Directement concernées par le retour des djihadistes partis combattre sur les théâtres de guerre, l’Europe et la France n’ont pourtant ni les moyens militaires ni, pour certains pays, la volonté de livrer une guerre de longue durée sur plusieurs fronts. « Au Moyen-Orient, l’Europe et la France ne peuvent faire plus que défendre leur sécurité. Il faut inventer d’urgence une nouvelle pensée stratégique », conclut un diplomate.

► Jusqu’où peut aller la recomposition des alliances politiques dans le Golfe?
Autour de l’épicentre de la crise qu’est devenue la Syrie, les alliances politiques se recomposent rapidement. Après avoir soutenu les extrémistes sunnites, l’Arabie saoudite et le Qatar, soumis à une forte pression américaine, ont commencé à revoir leur politique. Craignant que les succès de Daech encouragent les djihadistes à renverser la monarchie, l’Arabie saoudite, grande puissance sunnite de la région, a accepté d’entraîner les rebelles syriens modérés. Son grand rival chiite iranien est lui aussi revenu en force sur le dossier diplomatique. Principaux soutiens, avec la Russie, du régime de Bachar el-Assad, puissants alliés des autorités irakiennes sur lesquelles ils ont fait pression pour obtenir la démission de l’ancien premier ministre Maliki, les Iraniens savent que les Occidentaux ont besoin d’eux pour régler les problèmes de la région. Engagés dans une difficile négociation sur le nucléaire avec Téhéran, les États-Unis n’ont pas saisi pour l’instant la main tendue par l’Iran, qui a été exclu de la conférence de Paris sur l’Irak la semaine dernière. Dans cette recomposition régionale, la plupart des puissances locales, comme la Turquie, les Émirats arabes unis ou le Qatar, hésitent encore à s’engager militairement aux côtés des États-Unis et de la France. Il faudra pourtant l’aide de ces acteurs régionaux pour sortir des contradictions de la politique occidentale en Syrie et en Irak. Car même si Washington hésite à étendre sa guerre contre l’État islamique en Syrie, de peur de faire le jeu de Bachar el-Assad, il serait vain de croire que l’on peut vaincre les islamistes de Daech sans les attaquer en Syrie, où leurs positions assurent une continuité territoriale avec l’Irak.

► Le pivot américain vers l’Asie est-il menacé par les crises au Moyen-Orient et en Ukraine?
Deux des principales priorités stratégiques de Barack Obama lorsqu’il a été élu – le retrait d’Irak et le rapprochement avec la Russie – ont été mises en échec par les menées de Vladimir Poutine et par la brusque avancée des djihadistes de Daech. Contraint et forcé, Barack Obama s’est réengagé en Irak. Il a demandé aux Européens de l’épauler dans cette troisième guerre au coeur de la Mésopotamie, dirigée cette fois contre les djihadistes de Daech. Il a aussi dû rediriger les efforts diplomatiques de son Administration à l’est de l’ancien rideau de fer.

Le troisième objectif de sa politique étrangère, le « pivot » vers l’Asie et le Pacifique, où se déplace inexorablement la puissance depuis plusieurs années, subira-t-il le même sort ? Cette décision – une « vision », disent même certains stratèges américains – prise par un président américain qui a pour la guerre de l’aversion, avait pour corollaire le retrait d’Europe et du Moyen-Orient. Elle suscitait des inquiétudes dans le Vieux Continent européen, qui a toujours compté sur l’Amérique pour assurer sa défense et qui, affaibli par la crise économique, continue à baisser chaque année les budgets de ses armées. Mais les bouleversements stratégiques dans l’est de l’Europe et au Moyen-Orient pourraient bien avoir raison du pivot asiatique de Barack Obama. C’est en tout cas ce que redoutent de nombreuses puissances asiatiques comme Singapour, la Malaisie, le Japon ou la Corée du Sud, qui doutent de la volonté et de la capacité des États-Unis à assurer leur protection. Certes, comme le soulignent les spécialistes, demeurer une puissance asiatique est l’un des principaux enjeux du second mandat de Barack Obama et il le restera sans doute. « Mais les Américains n’arriveront jamais, compte tenu des restrictions budgétaires et de la perte de puissance des États-Unis, à tout faire en même temps : réinvestir en Europe, se réengager au Moyen-Orient et déménager en Asie », commente un diplomate.

La position stratégique des États-Unis n’est pas anodine pour la France. Paris s’est rapproché de Washington en réintégrant le commandement de l’Otan en 2009, après le refroidissement des relations bilatérales pendant la guerre d’Irak en 2003. L’actualité récente, qu’il s’agisse du recul des Américains en Syrie il y a un an, alors que les alliés s’apprêtaient à frapper le régime de Bachar el-Assad, qui avait franchi la ligne rouge sur les armes chimiques, ou de la tentation du compromis américain sur le dossier nucléaire iranien début 2014, a montré que Paris et Washington ne partageaient pas toujours les mêmes intérêts stratégiques. Mais après être intervenue en Libye, au Mali, en République centrafricaine et aujourd’hui en Irak, la France a cruellement besoin des Américains pour lutter contre le terrorisme et affaiblir les groupes extrémistes sunnites. De l’Est africain aux confins du Proche-Orient, tout près des terres européennes, ces derniers tentent en effet de créer un croissant djihadiste très menaçant.

Isabelle LASSERE pour Le Figaro (22.09.2014)

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