Catherine Fieschi: le populisme, « caméléon idéologique »

Catherine Fieschi

Catherine Fieschi est politologue, spécialiste des populismes et des extrémismes. Elle dirige le cabinet de recherche et de conseil londonien Counterpoint. Elle revient pour la Revue Civique sur les différences et les points communs qui caractérisent les mouvements populistes en Europe.

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Dans les différents pays européens, quels sont les points communs (idéologiques, politiques, comportementaux) que vous percevez concernant les divers mouvements d’extrême droite et/ou nationaux-populistes ?  Et y a-t-il, selon vous, une différence entre extrême droite et populisme ?
Je pense qu’il est bon avant tout de faire la différence entre populisme et extrême droite.
On retrouve du populisme dans l’extrême droite, tout comme on le retrouve dans le fascisme.  Le populisme est une composante de ces nébuleuses idéologiques (tout comme le racisme, le protectionnisme, l’antisémitisme ou le christianisme qui apparaissent évidemment ailleurs au cœur de nébuleuses très diverses). Au fur et à mesure qu’elles évoluent et que les mœurs et valeurs des publics évoluent, certaines de leurs composantes ne leur sont plus utiles. La composante populiste  – avec son emphase sur le bon sens essentiel du peuple, son anti-élitisme, son attitude méprisante vis-à-vis des professionnels de la politique, et tout ce qui découle de cela – est plus utile à l’heure actuelle. Je dirais que c’est la note dominante, puisque le discours et les postures de l’extrême droite sont maintenant tabous pour la majorité des habitants d’Europe de l’Ouest.

C’est un débat délicat – il ne s’agit pas de déclarer que le FN n’est plus ou pas dangereux. Il l’est. Mais je pense aussi qu’il nous revient, à nous spécialistes, de mieux spécifier pourquoi il l’est et d’accepter qu’une évolution du parti et de son discours (qui sont indéniables) doit se traduire par une nouvelle interprétation du danger qu’il présente. Et c’est, me semble-t-il, un danger plus difficile à cerner, parce qu’il est plus éloigné dans le temps et des idéologies de l’extrême droite classique. Dire qu’un parti comme le FN ne fait « qu’avancer masqué », ce n’est pas faciliter la tâche de ceux qui le combatte, puisque cela revient à se battre contre un fantôme, plutôt qu’un adversaire en chair et en os, bien présent.

Une vraie menace

C’est pour cela aussi qu’il est essentiel de ne pas tomber dans le piège qui consisterait à « blanchir » les populismes. Les populismes (de droite, comme de gauche) ne sont pas bénins. Loin de là. Ils sont une vraie menace pour les institutions représentatives, pour un idéal de démocratie ouverte, et pour notre capacité à gérer les effets de la mondialisation, en particulier ceux à qui la mondialisation représente un défi colossal (qu’ils soient nouveaux arrivés ou qu’ils aient vu leur monde changer sous leurs yeux sans pour autant avoir bougé).

Soyons clairs sur la nature de la menace plébiscitaire que constituent les populismes pour nos sociétés plurielles et ouvertes, cela nous permettrait de mieux cerner les partis comme le FN ou le PVV aux Pays-Bas par exemple,  sans donner l’impression que parler d’eux en termes de « populisme » reviendrait à les légitimer.

Pour en revenir à la première partie de votre question donc, ces partis ont en commun tout ce qui va avec leur populisme, leur conception du peuple et de la démocratie. À l’heure actuelle, cela se traduit par leur attitude anti-européenne, par leur xénophobie, par leur attitude – dans l’ensemble – protectionniste et antimondialiste, et par la promotion d’une culture, ou d’un « mode de vie » occidental qui résisterait à l’assaut non seulement économique mais aussi culturel des pays émergents. C’est dans l’amalgame, dans le coté caméléon idéologique que réside la force du populisme, qui sait se calquer aux humeurs et aux angoisses des citoyens. Cette agilité (qui n’a pas peur des contradictions – on est nationaliste, mais on défend les valeurs Européennes quand il le faut, antiétatique, mais en faveur de la protection sociale, etc.), cet aspect non-doctrinaire fait sa force.

Selon vous, la crise n’a donc pas été à l’origine de l’expansion de ces mouvements,  elle est devenue un vecteur d’amplification ? Au point de permettre à ces mouvements d’accéder au pouvoir ?
Non, il suffit de regarder les chiffres : ces partis sont en ascendance depuis le début des années 80. La crise n’est qu’une aubaine. La seule exception c’est Aube dorée en Grèce (qui lui est carrément d’extrême droite néo-nazie).
Il n’est pas question qu’ils accèdent au pouvoir, mais leur capacité de nuisance, de délégitimisation des institutions (en partie par la paralysie qu’ils souhaitent entraîner, par exemple au Parlement européen) est extrêmement dangereuse. Sans parler des ravages plus localisés qu’ils causent par leur discours xénophobe.
Là où ces partis sont inclus dans les gouvernements, ils peuvent se modérer (c’est le cas du Parti du Progrès en Norvège) mais ils peuvent se radicaliser parfois (c’est le cas du PVV aux Pays-Bas, même si il n’était pas un membre officiel de la coalition).
Pour beaucoup, il ne s’agit pas d’accéder au pouvoir – au niveau national – mais d’avoir un impact électoral, qui peut se résumer à bloquer le fonctionnement.

Quels sont les leviers communs d’expansion de ces mouvements en Europe ?
Dans l’ensemble, les leviers actuels sont la mise en exergue de l’incapacité grandissante des États à protéger leurs citoyens contre les évolutions d’une économie capitaliste mondialisée et qui échappe aux pays occidentaux, la frustration vis-à-vis d’une Europe qui n’a pas les moyens d’y suppléer, et par conséquent, une véritable angoisse quant à l’avenir, à l’incertitude générale. Le sentiment d’être démunis – sentiment vécu de façon d’autant plus paradoxale et injuste que les moyens de communication et d’information crée l’illusion d’un pouvoir et d’un choix individuel et collectif sans précédent pour les citoyens.

Un « vrai peuple »
à protéger de « l’autre »

Pour la plupart des partis populistes européens, cela se traduit par une quête du « vrai peuple » qu’il faut protéger contre « l’autre ». La dynamique populiste ici veut dire que le peuple n’est pas nécessairement défini de façon biologique ou racialisée. Mais il reste néanmoins qu’une idéologie centrée sur le « vrai peuple » demande à ce que l’on dénonce « l’imposteur », le « faux » qui voudrait passer pour le vrai. C’est pour cela qu’au cœur du populisme se trouve l’allégeance aux valeurs ordinaires (versus celle d’une élite « sur-éduquée » à ses yeux), à l’émotion qui est censée ne pas mentir (plutôt qu’aux idées que l’on traite avec méfiance puisqu’elles sont construites et donc susceptibles d’êtres moins authentiques). Le vrai peuple est en quelque sorte celui qui échappe au piège de la complexité, qui sait instinctivement ce qui est vrai ou faux, juste ou injuste. Sans passer par le raisonnement, simplement parce que c’est dans l’ordre naturel.  On voit pourquoi le populisme prend son véritable essor idéologique à notre époque, comme panacée à la complexité ambiante.

Il faut noter aussi la place toute particulière faite à l’Islam – symbole de la culture autre et expansive, mais aussi d’une mise à l’écart culturelle. Pour la plupart de ces partis, qu’ils soient populistes ou d’extrême droite comme Aube Dorée, l’Islam joue un rôle particulier. Pour l’extrême droite dans une problématique plus classique autour de la figure du musulman.  Pour les populistes, cela passe paradoxalement par la défense des valeurs laïques ou libérales (selon les pays) de l’Occident, dans le but de défendre la tradition progressiste occidentale contre « l’obscurantisme islamique ».

Dans le paysage européen des extrémismes et populismes, y a-t-il une spécificité française ? Et comment expliquez-vous principalement  les succès du FN version Marine Le Pen ?
Le propre des populismes est leur capacité à tirer parti des spécificités nationales. C’est le propre des formes nationalistes ! Ainsi Marine Le Pen est capable d’instrumentaliser la laïcité à la française, alors que son père utilisait le registre de la décolonisation.

Mais le FN présente d’autres particularités, d’abord parce que c’est un vieux parti. On peut le dater de 1972, mais on peut aussi choisir les années 50 et le poujadisme de Jean-Marie Le Pen comme moment fondateur. Il évolue alors de la Seconde Guerre mondiale, au poujadisme, à la guerre d’Algérie, puis au FN dur des années 70, aux transformations et à la professionnalisation électorale sous la pression des institutions politiques de la Vème République et enfin au Mouvement Bleu Marine. Son évolution constitue en quelque sorte la matrice contre laquelle on évalue l’évolution des autres partis de ce type.

La longévité du FN

Cette longévité est aussi une spécificité parce qu’elle veut dire aussi que le fond de commerce idéologique du FN est vaste et varié comparé à celui des autres partis plus récents. Ceci explique en parti le fait qu’il semble plusieurs fois renaître de ses cendres.

Pour ce qui est de Marine Le Pen, le fait qu’elle soit une femme est important mais n’est pas une spécificité (le parti du progrès en Norvège est aussi mené par une femme). En revanche, le fait que ce parti ait été capable d’assumer une transition de leadership est significatif, car c’est rare chez les populistes qui implosent souvent à ces moments là.

Avec Marine Le Pen, la transformation en machine électorale est complète. Le jeu des alliances n’est plus remis en cause, les « gaffes » minimisées, la symbolique remise au gout du jour, et la position du FN dans le paysage politique français et européen est affirmée sans ambages. Il n’est plus question de faire figure d’exutoire protestataire. Reste à savoir si ce choix de normalisation pourra satisfaire ces électeurs qui ont envie de protester.

Quelles sont les autres particularités qu’il vous semble important de souligner aujourd’hui ailleurs en Europe ?
Les partis politiques qui nous concernent, se situent sur un « continuum », certains n’ont pas de racines dans l’extrême droite, le fascisme ou le nazisme. C’est le cas par exemple d’un parti comme le PVV de Geert Wilders au Pays-Bas, ou certains partis nordiques comme « Les Finlandais » de Soini qui se situent dans la lignée des grands partis agraires de cette région du monde et de leur rôle dans la modernisation de ces sociétés (il ne s’agit pas de minimiser les liens entre l’agrarianisme et le fascisme – mais il n’est pas direct). Les partis autrichiens (FPÖ et BZÖ), eux,  ont un lien beaucoup plus direct avec leurs antécédents nazis.
Ce sont ces parcours – plus ou moins rapides, plus ou moins complets – dont il faut aussi tenir compte.

Il est intéressant de noter que « l’autre » peut prendre différentes formes : « l’étranger » bien sur (l’immigrés, la demandeuse d’asile, les Roms) mais ailleurs (dans certains pays nordiques par exemple) la femme, considérée comme ayant bénéficié d’un féminisme et d’un égalitarisme débridé. Pour « Les Finlandais », ce ne sont pas les immigrés qui ont piqué le travail des Finlandais mais les femmes qui ont piqué le travail des hommes. Mêmes relents en Suède. Derrière, l’histoire est la même : le sentiment d’être mis de coté par un autre, ou une autre, qui a bénéficié de plus d’aides et de plus de protections alors que son succès ne s’inscrit pas dans « l’ordre des choses ».

La femme finlandaise est « l’autre »
pour « Les Finlandais »

La recherche par les populistes du « peuple véritable » fait qu’ils tirent un parti maximum des institutions, traditions et mythes qui façonnent leurs contextes. Ainsi les partis nordiques sont-ils plus anti-égalitaires que les autres puisque les frustrations nationales viennent souvent s’inscrire contre ce consensus égalitaire. Le FPÖ/BZÖ porte les stigmates de son pangermanisme fondateur et de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’un parti comme UKIP en Grande-Bretagne, s’il flirte avec le thème de l’immigration, est bien plus le reflet des transformations du parti conservateur et de ses « déçus » que d’une quelconque extrême droite.

Si ces partis ont un électorat marqué par les mêmes angoisses et les mêmes déceptions, façonnées par des transformations à l’échelle mondiale, leur force vient de leurs capacités à projeter ces angoisses sur une toile nationale.

Propos recueillis par Georges LÉONARD