Pascal Lamy: refonder le narratif européen

Pascal Lamy

Européen engagé, ancien directeur de cabinet de Jacques Delors alors Président de la Commission européenne, ancien Commissaire européen au Commerce et ex-Directeur Général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Pascal Lamy s’est exprimé sur les enjeux actuels de l’Europe lors d’un des « Matins des entrepreneurs et dirigeants chrétiens » qui s’est tenu avant l’été dernier à l’Institut catholique de Paris. Le constat est sans appel : « au cours de ces dix dernières années, le projet européen s’est affaissé ». Il propose ici plusieurs pistes de réflexion pour « lutter contre cette eurosion » et redonner confiance en ce projet. Car il faut « reconnaitre que nous appartenons à un ensemble défini par des valeurs: quelque chose qui, extérieurement, est simplement appelé ‘the european way of life’…».

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Les dernières élections européennes l’ont montré, l’Europe traverse une période difficile. Quand on regarde les sentiments de l’opinion française à l’égard de la construction européenne, l’image n’est pas belle. Il y a dix ans, 61 % des Français considéraient que l’Europe était une source d’espoir, aujourd’hui ils ne sont que 31 %. C’est un affaissement de moitié du soutien au (et de la légitimité du) projet européen. C’est encore plus préoccupant lorsque l’on regarde les chiffres plus en détail : on constate un clivage social (46 % des cadres supérieurs interrogés voient en l’Europe une source d’espoir, sentiment partagé par seulement 9 % des ouvriers) et plus étonnamment un clivage par âge (47 % des plus de 65 ans voient en l’Europe une source d’espoir, ce qui n’est le cas que de 23 % des 25-34 ans interrogés).

Voilà la réalité politique, aussi triviale, frustrante et décevante qu’elle puisse être. À partir de là, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles, au cours de ces dix dernières années, le projet européen s’est autant affaissé. Je crois que ce que signifiait l’Europe au cours des cinquante dernières années, ce qui fondait jusqu’alors le narratif européen et donnait sens à cette entreprise politique, a perdu de sa portance.

La crise a torpillé le narratif

Tout d’abord, la paix : cette grande idée selon laquelle, sur un continent qui durant son histoire s’était violemment étripé, l’Union européenne allait être une assurance de paix éternelle. Cette motivation a énormément compté pour les générations qui ont connu ces conflits et pour les deux générations qui ont suivi et ont été nourries du lait de ces histoires. Cela a été un carburant politique très puissant mais, avec le temps, il a perdu de sa force parce que la mémoire des conflits s’est estompée. Pour les jeunes générations d’aujourd’hui la paix est un acquis : ce qui est positif en soi !

Le second élément qui a soutenu le projet commun était l’idée que l’Union européenne améliorait nos chances d’accéder à un meilleur niveau de vie, l’idée qu’en travaillant ensemble nous étions meilleurs que séparément. C’est évidemment la crise de 2008 qui a torpillé ce second narratif. L’opinion constate en France, comme ailleurs, que la performance économique et sociale de notre pays s’est fortement dégradée, cette dégradation étant symbolisée par le taux de chômage.

En regardant les choses objectivement, l’Union européenne n’a pas de responsabilité dans le commencement de cette crise et elle a même beaucoup travaillé à en limiter les conséquences, mais le « bruit politique » ambiant a transformé Bruxelles, en termes d’image, en promoteur d’une austérité menaçante. Une fois ce constat dressé, la question qui prévaut est : comment lutter contre cette « eurosion » et redonner confiance en ce projet ?

À mon avis, plusieurs pans de l’édifice européen sont à rebâtir :

  1. Le narratif, le sens, l’histoire présentée pour entraîner et convaincre ;
  2. La question de l’appartenance, un narratif est une chose utile mais il faut un ciment pour qu’il y ait adhésion à ce narratif commun ;
  3. 3. Le problème de la croissance est sérieux, ne seraitce que parce qu’il est corrélé aux deux premiers ;
  4. 4. Le problème de la gouvernance : l’édifice institutionnel européen est devenu trop « baroque ».

L’ « european way of life »

L’essentiel de ce qui a été le narratif européen est à refonder. Sur ce point, je me fie à mon expérience personnelle : j’ai observé l’Europe durant 15 ans de l’intérieur, depuis Bruxelles, et de l’extérieur durant 8 ans, à la tête de l’Organisation mondiale du commerce. Ce qui m’a frappé, c’est que j’ai vu l’Europe beaucoup plus clairement depuis l’OMC que depuis les institutions européennes : j’ai aperçu beaucoup plus nettement ses contours, ce qui la définit et la caractérise en étant à l’extérieur de l’Europe.

C’est pour cela que le narratif que nous devons proposer doit être identitaire et correspondre au profil du modèle de civilisation européenne. Nous sommes dans une globalisation qui s’accélère et qui, aujourd’hui, dispose de trois modèles :

  • Le modèle américain, très efficace, fondé sur une idéologie rigoureuse de la défense des droits de l’individu contre tout pouvoir et par ailleurs très tolérant aux inégalités (à cause du postulat que chacun naît avec les mêmes chances et qu’il suffit de la saisir) ;
  • Le modèle asiatique, ou chinois, doté d’un sens communautaire beaucoup plus développé mais sans nos traditions humanistes de libertés publiques ;
  • Le modèle européen, plus équilibré entre l’individu, la société, le marché, la solidarité, la nature, la culture… et qui, au fond, est le plus intolérant aux inégalités et le plus permissif en matières de liberté.

L’article 2 du Traité européen définit assez bien ce modèle européen mais cela reste une définition sèche, à laquelle peu de personnes peuvent se référer. Il s’agit de reconnaitre que nous appartenons à un ensemble défini par des valeurs auxquelles nous croyons et que nous promouvons : quelque chose qui, extérieurement, est simplement appelé « the european way of life ».

Un espace politique non habité

Derrière cette identité européenne, il y a l’appartenance. Comment ne pas être frappé par le fait qu’à l’occasion de la crise, les stéréotypes nationaux classiques, et généralement agressifs, aient émergé assez vite dans le discours public ? Cela prouve qu’ils n’étaient pas très loin dans la conscience publique.
Il y a là un vrai problème, que nous avions mal identifié : cette dimension « anthropolitique » de la construction européenne ; ce qui a à voir avec les mythes, la culture, les légendes : c’est tout un versant de la construction européenne que nous avons hélas négligé. Dans ce projet d’espace supranational politique habité, nous avons sous-estimé l’effort que ceci représentait pour l’imaginaire. C’est ce qu’Elie Barnavi appelle « l’Europe frigide » : nous avons suivi à la lettre le livre de recette de Montesquieu mais cet espace politique n’est pas encore habité.

Le troisième défi est celui de la croissance. Le modèle européen (qu’Angela Merkel a défini par « l’Europe, c’est 7 % de la population mondiale, 20 % de la production mondiale, 50 % des dépenses sociales dans le monde ») n’est durable dans son identité (c’est-à-dire avec cette combinaison d’efficacité économique et d’un système de solidarité sociale qui réduisent les inégalités) qu’avec 2 % de croissance. Parce qu’à faible croissance et haut niveau de redistribution, le système se grippe, et le débat dérive vers la répartition du partage des dépenses collectives.

Si nous regardons sur l’échiquier mondial, l’Europe a évidemment des forces et des faiblesses. Notre première faiblesse est notre démographie déclinante qui, à long terme, compromet la solidité de la croissance et de l’innovation. Ceci couplé au fait que la solution historique de rééquilibrage par l’immigration se heurte aujourd’hui à des obstacles culturels et politiques.

Un énorme atout

Notre seconde faiblesse est notre dépendance énergétique, qui a resurgi récemment avec la crise ukrainienne. Nous n’avons pas été fortement dotés dans la répartition mondiale de ressources et cela nous impose plusieurs contraintes. Même si cela peut également être un aiguillon pour devenir un pionnier sur les questions, à l’avenir inévitables, de transition énergétique et créer un modèle de croissance moins destructeur pour l’environnement.

Une troisième faiblesse est en train d’apparaître avec la faible part des Européens dans la recherche technologique avancée (ou frontière technologique). En observant la situation actuelle, la projection dans vingt ou trente ans est inquiétante : aujourd’hui, les Américains dominent en occupant les deux tiers de cette frontière technologique ; nous ne sommes qu’autour de 20 % et les pays émergents, qui sont vite montés à 10 %, progressent rapidement.

Face à cela, l’Europe garde un énorme atout : sa masse. C’est le seul endroit où il y a 500 millions de consommateurs, une réserve de croissance et de puissance économique. Sur le plan de la compétitivité, globalement, elle est encore dans une bonne situation (contrairement à ce qui est colporté ici ou là en France). L’Europe a maintenu sa part des échanges sur le marché mondial depuis quinze ans, tandis que les États-Unis et le Japon ont perdu quelques points.

Une sorte de « Frankenstein institutionnel »

Le dernier domaine à rebâtir est celui de la gouvernance, l’illisibilité des institutions européennes devient un problème. Nous avons toujours su que cette sorte de « Frankenstein institutionnel » serait compliquée : les institutions européennes empruntent à des systèmes de représentation et des traditions politiques différents. C’est inévitablement un système composite et ce n’est pas commode de faire de Frankenstein un personnage sympathique ! Nous avions toujours su qu’il y avait problème mais au lieu d’essayer de le traiter et de le régler, nous l’avons laissé s’aggraver… Il y a là une vraie difficulté à résoudre. Même si, pour le court terme, je vois mal les citoyens européens repartir à l’assaut d’une nouvelle Constitution. Les élections européennes représentent une séquence longue et compliquée, incomprise par la majorité de la population. Il va falloir, pour ceux d’entre nous qui s’impliquent dans le projet européen, faire preuve de pédagogie car c’est essentiel pour les cinq ans qui viennent. Il faut que nous retrouvions des institutions capables de porter le projet européen et d’offrir cette perspective d’avenir, indispensable si nous voulons aller de l’avant ensemble.

Pascal LAMY, Président d’honneur de Notre Europe
(in La Revue Civique 14, Automne-Hiver 2014) 

Quand la France s’éveillera

Couverture Pascal LamyDéprimée, endettée, engloutie par le chômage, engluée dans la crise, la France va mal certes mais, pour Pascal Lamy, la France n’en est pas pour autant finie, un vestige du passé à classer aux archives de l’histoire.

Elle a « encore quelque chose à dire et à faire », estime- t-il, et peut rebondir. Le monde se transforme et c’est, pour lui, avant tout une occasion à saisir pour changer, nous aussi. Le livre de Pascal Lamy énumère trois narratifs susceptibles de porter le changement (de l’anglais « narrative », récit mêlant mémoire glorieuse et avenir, qui porte une vision du pays capable de mobiliser) :

  • une vision positive de la mondialisation ;
  • un modèle européen visant à « civiliser la mondialisation » ;
  • une France attractive disposant encore de quelques atouts à jouer (démographie dynamique, une des meilleures productivités horaires au monde, des entreprises leaders dans des domaines-clés, des infrastructures de qualité…).

Pascal Lamy livre dans cet ouvrage une analyse accessible à tous et, surtout, un récit positif, décalé dans un pays sinistré moralement.

(Éditions Odile Jacob, 2014)

MCQ

► Voir l’équipe dite « de choc », mise en place par (et autour de) Jean-Claude Juncker, à la Commission européenne