La violence qui se répand depuis quelques mois en France est en train de passer du registre des idées (« mariage pour tous » qualifié avec mépris de « mariage homo ») à celui des personnes (« Juif, la France n’est pas ton pays »). Comme l’éloignement des galaxies entraîne un décalage vers le rouge de leur rayonnement, la vulgarité des paroles et des comportements oriente le débat public vers plus de brutalité. Or, notre pays possède, dans son histoire, peu d’amortisseurs à la violence. La malédiction maurrassienne du « politique d’abord », si typiquement française, affaiblit l’écho des principes symboliques et des forces de réconciliation dans notre vie publique. La « primauté du spirituel », dont parlaient Péguy et Maritain, n’est pas notre fort. Nous nous battons pour l’égalité ou la liberté, sans nous soucier de fraternité. Même les chrétiens paraissent parfois négliger l’accompagnement et le respect des personnes, qui est leur tâche première et fondamentale à la suite du Christ, en face du nécessaire rappel des principes moraux, voire sociologique, du bien commun.
Dans cette situation, il est urgent et bienfaisant pour un chrétien de méditer un enseignement insistant du pape François sur la fraternité. La fraternité est le lien de la dimension politique et de la dimension spirituelle de l’existence. Elle relie la République et la Foi sans les soumettre l’une à l’autre. « Assimilée et approfondie en famille, la foi devient lumière pour éclairer tous les rapports sociaux. Comme expérience de la paternité et de la miséricorde de Dieu, elle s’élargit en suite en chemin fraternel. (…) Il faut revenir à la vraie racine de la fraternité », dont le fondement ultime ne peut être privé « de la référence au Père commun » (Lumière de la foi n°54).
J’en ai vécu une confirmation émouvante au moment des fêtes de Noël en recevant des vœux chaleureux aussi bien d’amis juifs, comme Marc Knobel, du Crif, que musulmans, comme Ghaleb Bencheikh, de l’Alliance mondiale des religions pour la paix. Il ne s’agissait par pour eux simplement de sympathie, mais d’une certaine appropriation du message de cette fête, si typiquement chrétienne, de l’Incarnation.
Les fêtes religieuses, placées sous la Lumière qui vient d’En Haut, sont des gestes de fraternité pour tous les hommes de bonne volonté. On peut parler en ce sens de « Noël pour tous », de « Kippour pour tous » ou de « l’Aïd pour tous ». Ce ne sont pas des formules syncrétistes : les fêtes religieuses créent, au-delà de la foi, une culture commune, un humus d’humanité partagée. Nous célébrons les fêtes nationales comme des rites qui lient un peuple dans une mémoire et un imaginaire communs, malgré nos divisions. Les religions ne séparent pas davantage que la mémoire nationale. La personne transcende ses opinions politiques et sa foi. Dans certains pays, en particulier en Afrique, en Israël et au Moyen-Orient, il est de tradition de s’associer aux fêtes religieuses des autres, voire à certains de leurs rites cultuels ou culturels. Cette manière de faire est plus naturelle que l’intolérance religieuse. Une société est davantage et autre chose qu’une juxtaposition de communautés : l’organisation et la valorisation des différences dans une fraternité.
Chacun peut s’associer s’il le souhaite aux fêtes religieuses, ou nationales, des autres, par sens de l’hospitalité. Une société vivante, la France ou l’Europe, est un tissu d’échanges et de dons fraternels.
Dans l’histoire de France, fraternité religieuse et fraternité nationale se sont parfois opposés : ce fut le cas avec la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, ou avec les « colonnes infernales » de Turreau en Vendée. Or la fraternité, tant républicaine que religieuse, est la clé de voûte de la liberté et de l’égalité. La fraternité est le nouveau défi des religions et des nations dans la globalisation, comme le montrent les défis de la construction européenne, ou les rencontres d’Assise. Le « royaume des cieux » de Jésus ou le « royaume des fins » des philosophes des Lumières résistent aux violents. Ils ont besoin de témoins courageux et apaisés de la foi, de l’espérance et de la charité, mais aussi de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Antoine Guggenheim, directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins
Publié initialement dans La Croix du 4 février 2014
► L’article de Bernard-Henry LÉVY pour réhabiliter la Fraternité