À l’heure où les JO d’hiver s’ouvrent en Russie (début 2014), dans une conjoncture où le rappel des atteintes aux Droits de l’Homme dans ce pays s’impose, la Revue Civique publie ce texte d’entretien en mémoire des victimes de Staline, dictateur qui fait l’objet d’un nouveau culte, favorisé depuis des années par le régime de Poutine.
Le réalisateur d’un documentaire télévisé – diffusé récemment par la chaîne ARTE –, qui traite de cette résurgence de la figure de Staline comme « Père de la Nation » dans la Russie de Poutine, Thomas Johnson a répondu à nos questions. Cet entretien se retrouvera dans le numéro de la Revue Civique, dont le thème est : « Engagements et Mémoire.
La REVUE CIVIQUE : Comment est née l’idée de votre film documentaire, est-ce à partir d’une rencontre avec les bénévoles de Memorial, l’association russe consacrée à la mémoire des victimes du stalinisme ?
Thomas JOHNSON : J’ai commencé à aller en Russie – c’était alors l’Union Soviétique – au début des années 80 pour la revue « Actuel ». C’était avant Gorbatchev, la dictature sévissait encore durement : nous étions très surveillés, nous ne pouvions pas travailler librement.
J’ai suivi la période de la fameuse Perestroïka jusqu’à la fin de l’URSS. Là, j’ai vu sortir des archives, sortir de toutes parts, la mémoire de tout ce qui s’était passé depuis la Révolution d’octobre 1917, la période Staline en particulier, avec la Terreur qu’il avait organisée. J’ai vu des dissidents être libérés, des artistes sortir du placard, la presse se dérouiller, …
La Glasnost était effective : les archives étaient ouvertes, les historiens allaient y travailler, les citoyens se mettaient à rechercher des descendants qui avaient disparus et dont ils n’avaient pas eu de nouvelles depuis très longtemps. Il y a eu une réhabilitation massive des personnes tuées pendant toutes ces années noires, années 30 et 40.
C’est à cette époque de « libération » de la parole russe que, pour la première fois, j’ai rencontré les responsables de Memorial, association qui se constituait alors. Memorial a commencé à exister officiellement en 1988, elle a été fondée par le célèbre dissident Sakharov et a pour mission de réaliser un travail de Mémoire sur l’histoire contemporaine soviétique et de défendre les Droits de l’Homme.
Surprise et émerveillement
J’ai assisté à des permanences de Memorial, où j’ai vu des gens venir raconter leur histoire pour la première fois. Ils avaient une envie absolument incroyable de parler, de raconter ce qu’ils avaient subi comme oppression pendant des années. À cette époque, à la fin des années 80, il y avait un formidable engouement ; de tout le monde : de l’Occident, des journalistes, de moi-même… Nous observions cela avec surprise et émerveillement. Nous pensions que c’en était fini pour la dictature, que le peuple russe allait inexorablement vers la démocratie. Les gens de Memorial partageaient ce sentiment, c’était l’aboutissement de 20 ou 30 ans de durs combats pour certains. Des dissidents avaient connu la prison, comme Arseni Roguinski, le Président actuel de Memorial. Même à l’arrivée d’Eltsine, après Gorbatchev, il n’y avait pas de doute : on allait vers un système démocratique, nous étions sortis du soviétisme, du stalinisme.
Une sorte d’illusion d’optique : l’« avant » devait laisser place à un « après », radicalement différent pour les Russes ?
Oui, Staline était mort, le stalinisme était heureusement fini. Le processus de déstalinisation avait repris (il avait commencé sous Khrouchtchev ; 1953-1964) et nous allions assister à la reconnaissance officielle de la Terreur d’État, des crimes d’État. Nous étions déjà en train de compter les morts : 20 millions, 30 millions… les chiffres sortaient, il y avait de nombreux débats.
Mais ce mécanisme de Mémoire s’est interrompu. Comment et pourquoi ?
En fait, le travail lui-même de Memorial ne s’est pas arrêté. L’association a continué le combat et ses recherches. Memorial a persisté malgré les grandes difficultés, apparues à partir des années 2000, avec l’arrivée de Poutine au pouvoir.
Des journalistes inquiétés
Les subventions pour leur travail ont été coupées, d’eux-mêmes ils ont commencé à refuser les subventions car ils ne voulaient pas se retrouver à devoir cautionner ce pouvoir. Ils ont aussi subi, par exemple, une descente de police, à Saint-Pétersbourg en 2008, qui avait notamment pour objectif de leur prendre les disques durs de leurs ordinateurs, ils ont même arrêté des personnes quand Memorial a voulu numériser leurs archives et les mettre en ligne. Des journalistes proches de Memorial ont été inquiétés, Natalia Estemirova qui travaillait sur le sujet en Tchétchénie a été tuée. Oleg Orlov, qui a dirigé pendant longtemps la section Droit de l’Homme de Memorial, a été arrêté, amené dans une forêt et intimidé.
Ces gens que j’avais rencontrés il y a vingt ans plein d’espoir sont actuellement des gens sous pression, en permanence. En voyant cela, je me suis dit que c’était la moindre des choses de parler d’eux. Dans ce genre de régime, qui confisque la parole, parler d’eux, c’est une manière de les aider, de les protéger.
Nous assistons à un grand retour en arrière, avec la lutte pour les dissidents du temps de la Guerre Froide ?
Tout à fait. Arseni Roguinski, Président de Memorial, venant pour l’avant-première de mon film à Beaubourg et à Strasbourg, nous a vivement remerciés de lui avoir donné la possibilité de s’exprimer, en particulier sur la chaîne Arte. Il nous a dit que ce n’était pas ce qu’il disait qui était le plus important mais le fait d’être en France et que nous soyons là avec lui, à ses côtés, simplement pour écouter et diffuser sa parole, sur ce sujet d’Histoire ; montrer aux instances du pouvoir qu’il est soutenu et qu’ils ne peuvent réprimer en silence.
Des millions de victimes non reconnues
Le régime russe actuel semble même aller plus loin que d’empêcher la mémoration des crimes de Staline : il y a une sorte de réhabilitation de la figure stalinienne, non ?
C’est un phénomène assez complexe aussi parce que le travail de déstalinisation n’a pas été réalisé à la mort de Staline. Il y a eu une amorce sous Khrouchtchev mais, très vite, la logique de « totale mise au clair » a été empêchée. Il n’y a pas eu de grands procès comme pour les dignitaires nazis après la guerre, à Nuremberg. Il n’y a même jamais eu de reconnaissance officielle par l’État des très nombreux crimes staliniens. La Russie postsoviétique aurait pu, naturellement, reconnaître les crimes d’État et demander pardon aux victimes, aux familles des victimes. Cela n’a pas été fait.
Cela pose problème. Imaginez l’Allemagne où Hitler n’aurait pas été reconnu comme un criminel contre l’Humanité ? Bien sûr, le nazisme et le stalinisme, idéologiquement et pratiquement, ce n’est pas la même chose. Il n’en reste pas moins que les millions de victimes du stalinisme ne sont toujours pas reconnus, comme il se devrait, par le régime de Poutine.
Tout en considérant, comme le faisait par exemple Raymond Aron en France, que ces deux grands totalitarismes ne sont pas identiques, les régimes d’Hitler et de Staline (un moment alliés d’ailleurs) ont certaines ressemblances et leur violence d’État ont fait un nombre insensés de victimes. Pouvez-vous rappeler l’ampleur des crimes staliniens ?
Là encore c’est un problème, car le travail d’histoire, dans toute sa précision nécessaire, n’a pas pu être complètement accompli en Russie sur cette période, sans doute l’une des plus sombres de l’histoire. Les estimations évoquent de 10 à 30 millions de victimes ! Ce sont pour la plupart des personnes qui ont déportées, envoyées dans les camps, certains y sont morts. Il n’y a pas une famille russe, dit-on, qui n’ait pas été touchée par la répression stalinienne.
Une famine entretenue
Tout cela mériterait d’être écrit dans le détail ! La famine ukrainienne, qui a duré de 1931 à 1933, n’a pas encore été entièrement comprise ou décrite : il y a eu 6 millions de victimes et des historiens estiment que cela a été d’une certaine façon provoqué et entretenu par Staline, que c’est un crime d’État gigantesque. Cela mérite évidemment d’être reconnu, même plus de 80 ans plus tard !
Il y a eu aussi d’immense déplacements de population, d’un bout à l’autre du pays, des déportations forcées, qui ont touchés des centaines de milliers de personnes et certains sont encore là-bas, n’ont jamais bougé et ne connaissent pas leur histoire, leur histoire collective j’entends…
Mais comment, alors qu’elle a été victime d’une Terreur d’État, cette population russe peut-elle aujourd’hui considérer Staline comme une figure héroïque ?
Les sondages, en Russie, manque de pluralité et sans doute d’indépendance. Les études varient mais il est vrai que Staline est souvent désigné comme la personnalité historique la plus importante de l’histoire, l’une des personnalités historiques encore populaire.
Quel est votre clé d’explication ?
Il y a plusieurs clés. D’abord, l’URSS de Staline a gagné la Deuxième Guerre mondiale, elle s’est située en 1945 dans « le glorieux camp des vainqueurs ». Est-ce Staline ou les Russes soviétiques qui ont gagné la guerre sur le front de l’Est, c’est une autre question, mais Staline a tout fait pour montrer que c’était lui qui avait mené les combats et que c’est son leadership qui a fait la victoire. Il en est sorti comme le héros absolu.
En tant que tel, il reste pour les Russes celui qui a relevé la fierté nationale, porté l’identité russe. Les Russes aujourd’hui considèrent Staline comme celui qui a levé la tête, et que c’est tout ce qui leur reste du XXème siècle.
En plus, pour eux, l’Occident est un peu faible concernant la reconnaissance du rôle incroyable qu’ont joué les Soviétiques pendant la guerre : il y a quand même eu plus de 10 millions de morts du côté des soldats russes et, civils compris, 23 millions de morts russes au total ! Ils considèrent que c’est grâce à cet énorme sacrifice que la guerre contre Hitler a pu être gagnée, ce que l’Occident ne reconnaîtrait pas assez. Cela renforce une frustration patriotique qui se transforme en nationalisme contre l’Occident.
Mais pourquoi, après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, le souhait démocratique n’a pas prévalu sur le désir d’autoritarisme, revisité façon Poutine ?
Je pense que le souhait démocratique est quand même, au fond, une grande aspiration en Russie aussi. Mais, vous avez raison, les démocrates ont eux-mêmes été surpris, et sans doute déçus, quelques temps après la chute du Mur. Une des raisons invoquée est que, quand Eltsine a pris le pouvoir, le pays s’est fortement enfoncé économiquement, l’Union Soviétique est partie en pièces et il a fallu reconstruire une Russie en lambeaux. Il y a eu une crise catastrophique, qui a touché tout le monde : il y avait de longues queues dans les magasins, il n’y avait plus rien à manger, les gens étaient en situation de survie.
L’empire soviétique avait disparu, alors qu’ils étaient la deuxième puissance mondiale après les États-Unis et, d’un coup, ils n’étaient plus rien ! La nostalgie de la puissance a donc surgi. Et, du coup, c’était la démocratie qui était pointée du doigt, elle qui avait amené la misère et une forme de chaos. C’est ainsi que Gorbatchev, qui avait courageusement accepté de faire face à l’Histoire, de transformer un pays dictatorial en démocratie, est devenu le bouc émissaire.
L’image de Staline (ou son « ombre », comme est titré le film) est à prendre en compte dans cette perspective. Contrairement à sa perception en Occident, Staline n’est pas vue comme communiste. Le communiste c’est Lénine, plus personne ne s’intéresse à lui en Russie. Staline, lui, est resté une figure du héros, un tsar, le « père de la Nation » !
Culture de la Terreur
Comment Poutine utilise cette image « néo stalinienne » ?
Poutine l’utilise de plusieurs façons. Il cherche à surfer sur une popularité. Au fond, Staline a toujours été là, en Russie, et ça continue puisqu’il n’a jamais été déboulonné.
Autre élément : Poutine est porteur de cette culture « dure », il est issu de ce système (KGB puis FSB). Il utilise des institutions qui ont remplacé celles de l’Union Soviétique et qui ont été nourries par cette culture de la Terreur. En accédant au pouvoir et depuis, Poutine utilise des mécanismes qui sont en place depuis l’époque soviétique. Sa façon de gérer la peur et l’arbitraire est très proche, car issue, de la culture stalinienne. Nous l’avons vu dernièrement avec la libération de Khodorkovski, qui relève plus de l’arbitraire : c’est le fait du prince.
Poutine fonctionne donc avec ces logiques, en cela il les réhabilite. Sa façon de désigner l’Occident comme étant l’ennemi extérieur contre lequel la Russie doit se protéger procède d’une méthode typiquement stalinienne.
Il n’y a donc pas du tout à Moscou l’idée de faire un « inventaire », au moins équilibré a défaut d’être accablant, du stalinisme ?
Non, car les gens vont dire que si cela est fait, que nous restera-t-il du XXe siècle ? Le vide intersidéral ? Personne à qui nous identifier ? Le pouvoir craint l’ouverture d’une boîte de Pandore, des réactions de masses, irrationnelles et incontrôlables. Pour parvenir à faire avancer les choses, il faudrait un courage politique à la hauteur de celui d’un Nelson Mandela.
La nation démocratique allemande en 1945 s’est pourtant établie et grandie avec la vérité, en faisant procès des dignitaires nazis. Ce n’est pas accabler durablement un peuple, de lui dire qu’il a fauté. Encore moins de condamner des dirigeants qui ont été coupables d’instrumentaliser, parfois jusqu’à l’horreur, des phénomènes de boucs-émissaires. Poutine n’a-t-il pas raté une occasion historique ?
Le problème est que c’est très dur à accepter, à vivre et même à comprendre pour un peuple de reconnaître qu’il a été son propre ennemi, qu’il s’en est pris à lui-même, que les gens se sont dénoncés les uns les autres… La seule façon de l’accepter aurait été de laisser faire les historiens, les combattants éclairés des Droits de l’Homme, la parole, progressivement, se serait alors libérée. Et Memorial serait une grande institution nationale reconnue publiquement en Russie. Ce n’est pas ce qui s’est produit, malheureusement. Il y a un grand refoulement collectif. Pourtant, comme des atrocités de masse ont bien été commises, il faut bien que le travail de Mémoire soit fait. Ce combat rude continue, et la situation ukrainienne en est une de ses récentes manifestations…
Propos recueilli par Jean-Philippe MOINET
Memorial est une ONG russe de défense des droits de l’homme créée en 1988, à l’occasion de la nouvelle politique de transparence du gouvernement, par le dissident et prix Nobel de la Paix Andreï Sakharov. L’association souhaite dévoiler « la vérité sur le passé – pour le bien des générations présentes et futures ». Ses missions principales sont :
Memorial apporte une assistance juridique et financière aux proches et aux victimes de la répression politique soviétique et effectue des recherches historiques sur cette période à travers des documents d’archives ou le recueillement de témoignages. ► Leur site internet: http://www.memo.ru/
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