Brice Teinturier : la piste « collaborative »

Brice Teinturier

Faisant une analyse fine des tendances lourdes qui touchent les politiques dans leur ensemble, et qui font que les Français sont de plus en plus dans une logique du « lâcher prise » – propos tenus lors du colloque récemment co-organisé par la Revue Civique et la Fondation Prospective et Innovation – le Directeur délégué d’IPSOS considère que des évolutions positives peuvent néanmoins être recherchées dans les pratiques participatives: « des pistes existent autour de la collaboration autour d’intérêts partagés » car « les grands appels incantatoires autour de systèmes de valeurs ne fonctionnent plus, parce que ces mots commencent à être usés ». « Il faut donc partir de cette question fondamentale: comment re-fabriquer de l’intérêt et du résultat dans une société qui est de plus en plus collaborative ? »

La question posée est celle de la puissance, de « l’effectivité » du politique, sa capacité à résoudre les grands problèmes de la société française, dont l’archétype est celui du chômage.

Depuis quarante ans, avec un nombre conséquent d’alternances, les Français constatent que le chômage de masse ne recule pas substantiellement: la puissance du politique – donc aussi son utilité – est de plus en plus remise en cause. Je me suis livré à un petit exercice, qui est de comparer les niveaux de cotes de popularité des personnalités politiques d’aujourd’hui par rapport à celles qui ont été établies il y a cinq, dix, voire vingt ou trente ans. Les personnalités politiques d’aujourd’hui sont bien moins populaires en comparaison à toutes les époques précédentes. Cette crise de l’utilité touche absolument toute la classe politique, et c’est bien une crise plus large des autorités, des experts, qui renvoie à la capacité – ou à l’incapacité – à « fabriquer du résultat ».

Le ressentiment a progressé

Le deuxième élément qui joue aussi beaucoup dans cette défiance des Français, dans leur morosité, leur pessimisme aussi, c’est la perte de contrôle, aussi bien au niveau psychologique que politique. On constate ainsi que la capacité qu’on peut avoir, individuellement ou collectivement, à maitriser sa vie est perçue comme étant en régression. Au niveau collectif, la mondialisation est perçue en France comme un mal absolu qui vient bouleverser et limiter la souveraineté de notre pays et réduit de fait ses capacités de faire ce qu’il a envie de faire. Les Français ont l’impression qu’ils évoluent dans un espace qu’ils ne maitrisent plus et qu’ils maitriseront de moins en moins.

Au plan individuel, on trouve encore une forme de résistance dans la sphère strictement personnelle mais il y a également le sentiment diffus qu’on ne maitrise plus grand-chose dans la sphère proche: les Français ont le sentiment de subir, et si on subit et que, d’autre part, il n’y a pas la « fabrique de résultats », la conséquence est une tendance accentuée au repli, que confirment les indicateurs. Les plaques tectoniques de notre société bougent, avec une forme de xénophobie extrêmement forte, avec aussi une forme de ressentiment, qui m’a beaucoup frappé lors de la dernière campagne présidentielle.

Le ressentiment, au sens nietzschéen du terme, a en effet fortement progressé ces dernières années: ressentiment à l’égard des riches, ce que tout le monde a pu mesurer, y compris à travers certaines mesures symboliques qui ont du mal à passer au plan juridique et qui en disent long, malgré tout, sur l’état du pays. Ressentiment à l’égard des chômeurs, qui sont de plus en plus souvent perçus comme des assistés. Et enfin, ressentiment à l’égard des étrangers, qui ne sont pas seulement perçus en période de crise comme ceux qui « viennent prendre dans la gamelle » alors que « la gamelle est de plus en plus difficile à remplir » – c’est comme ça que les Français nous le disent, avec parfois une brutalité extrême – mais aussi comme venant menacer notre identité, avec la question de l’Islam notamment.

Il y a donc une double crise: une crise du résultat auquel s’ajoute le doute sur le contrôle de notre vie collective ou individuelle.

Il y a néanmoins un versant plus positif autour de ces questions. Car la tendance qui monte aussi en ce moment est celle de la dédramatisation. Il s’agit là d’un mot-clé qu’on entend de plus en plus, et qui a d’ailleurs engendré tout un « business », avec des publications et des émissions télés qui appellent à la dédramatisation, à la recherche du bonheur. Il existe en effet une tendance qui consiste à dire « prenons un peu de distance, tout cela (la politique, la mondialisation) n’est pas si grave, il faut savoir dédramatiser… ». Et cette dédramatisation permet au fond de qualifier une adaptation à la crise, où l’on va, en quelque sorte, rabaisser légèrement nos ambitions.

La tendance du « lâcher-prise »

La deuxième tendance qui permet d’évoluer de manière un peu plus harmonieuse dans un monde anxiogène est celle du « lâcher-prise ». Beaucoup d’indicateurs le prouvent. On le constate par exemple dans le rapport qu’entretiennent les Français à leur corps et leur prise de poids: les Français nous disent en substance, « on ne va pas se faire du mal non plus tous les jours, on s’accorde quelques rondeurs supplémentaires parce qu’il faut quand même être heureux et que l’on ne peut pas vivre en permanence dans un monde anxiogène, de restriction ». Il s’agit là d’un aspect plutôt sympathique, apparemment anecdotique, qui correspond à ce lâcher-prise qui joue aussi dans les organisations, chez les salariés… C’est en réalité l’idée d’engagement qui est en train de fléchir, les Français, individuellement, essayant de se convaincre qu’ils pourront se débrouiller dans une société ou un contexte devenu de plus en plus difficile.

Un troisième point important est l’acceptation de l’imperfection. Beaucoup d’indicateurs montrent cette tendance lourde. Finalement, tout cela renvoie à ce que des chercheurs ont appelé « la fatigue d’être soi »: quand l’individu triomphant se dit qu’il n’a que des exigences supplémentaires – être un bon père, un salarié performant, un citoyen civique – et qu’il a simultanément le sentiment qu’en réalité il s’épuise, seul, dans cet espace – là, il essaie de retrouver des formes d’adaptation, moins contraignantes. Mais là où on peut présenter ces tendances comme le versant positif de la société, je pense qu’elles sont, en réalité, des expressions d’adaptation extrêmement préoccupantes car elle montre que la société française est en train, réellement et effectivement, de « lâcher-prise ». Elle se recrée, au niveau du voisinage le plus restreint, des espaces de respiration mais qui sont « court-termistes ». On privilégie l’engagement « petit » et de court terme, avec comme mot-clé « free » ; un opérateur en a d’ailleurs fait une marque ! Ce qui domine est de pouvoir s’engager de manière très peu contraignante dans le temps ou contractuellement, avec des individus qui vont choisir puis abandonner cet engagement quand ils le souhaitent: c’est un signe fort du triomphe de l’individualisme contemporain.

En ce qui concerne la démocratie représentative, on constate un épuisement démocratique qui touche aussi, désormais, l’échelon local mais je crois que cet épuisement vient également des formes démocratiques et pas simplement de la question du résultat évoquée précédemment. Par « formes démocratiques », j’entends ce rituel du vote, effectif depuis que la démocratie existe mais qui semble à de plus en plus de Français comme un rituel un peu dépassé, puisqu’il ne permet pas d’élire des majorités qui auraient des politiques fondamentalement différentes, qui fabriqueraient du résultat et qu’on viendrait sanctionner ou reconduire sur cette base.

L’aspect le plus avancé de cet épuisement, nous l’avons vu en Italie: alors que le gouvernent dit « technique » de Mario Monti était encore aux commandes, j’avais fait venir mon homologue italien d’IPSOS, qui nous a décrit à quel point la société italienne était dans une phase encore plus critique que la France vis-à-vis du personnel politique et sa capacité à agir. On a vu malheureusement à quoi cela a abouti récemment, et je crois qu’il faut prendre très au sérieux ce qui s’est passé en Italie, parce que cet épuisement démocratique menace aussi notre pays.

Développement de la démocratie participative

Je pense qu’il y a deux choses qui pourraient peut-être revigorer cette démocratie représentative, de plus en plus décalée par rapport à ce que ressentent les citoyens. Tout d’abord, ce qui me frappe c’est que le fonctionnement de ce qui est le plus visible pour les Français, c’est à dire le fonctionnement du pouvoir exécutif, semble de plus en plus décalé par rapport à ce que peuvent être les attentes d’efficacité. Il y a finalement eu trois tentatives au cours des derniers mandats présidentiels: un Premier ministre placé aux « avant-postes » avec Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac en relatif retrait ; puis, une inversion de cette posture avec Nicolas Sarkozy, donc une re-concentration très forte au niveau du Président de la République ; enfin, avec François Hollande, une tentative de trouver un nouvel équilibre entre Président et Premier ministre. Et l’on voit bien que cela ne fonctionne pas très bien. Aucune des solutions n’est totalement satisfaisante, parce que le système institutionnel est bâti autour de Matignon, mais qu’en termes de remontées d’informations et de prises de décisions, le quinquennat et la présidence de Nicolas Sarkozy ont fait que les Français attendent beaucoup, et de plus en plus, du sommet, du Président de la République.

Le deuxième phénomène est qu’on voit la sphère internet se développer à vive allure, et qu’il me semble qu’il faut en tirer des enseignements, et favoriser le mouvement de démocratie participative parallèlement au respect de la démocratie représentative. Parce que la question des « cahiers de doléances », la question des communautés qui se forment sur internet, celle d’une société collaborative autour d’intérêts ponctuels mais extrêmement forts, tout cela est devenu important. Comme le politique ne fabrique plus ni de résultats, ni de systèmes collectifs fonctionnels, les citoyens sont incités à se regrouper en communautés pour essayer d’élaborer des solutions. Je pense que si notre démocratie représentative ne se nourrit pas un peu plus de ces modes, nouveaux, de participation des citoyens et ne tente pas de raccorder ces deux modes de représentation démocratique, alors, elle deviendra de plus en plus formelle aux yeux des Français.

C’est hélas ce que nous avons pu constater avec le phénomène Grillo en Italie, qui a fonctionné à un niveau zéro de réflexion mais uniquement sur le mode de la blogosphère et de l’Internet. Je pense que des pistes existent autour de la collaboration autour d’intérêts partagés et que les grands appels incantatoires autour de systèmes de valeurs ne fonctionnent plus, parce que ces mots commencent à être usés. Il faut donc partir de cette question fondamentale: « comment re-fabriquer de l’intérêt et du résultat dans une société qui est de plus en plus collaborative ? »

Brice TEINTURIER, Directeur délégué d’IPSOS
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
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