Ukraine. La France est devenue « leader pour défendre une Europe libre »: entretien avec Alexander Temerko dans la Revue Civique

Soutien de la première heure de l’Ukraine, l’industriel britannico-ukrainien Alexander Temerko s’est depuis longtemps opposé – en Russie d’abord, puis de Grande-Bretagne où il s’est exilé – à Vladimir Poutine et ce qu’il nomme « le gang » qui occupe le pouvoir russe depuis 25 ans. Il s’exprime spécialement ici dans la Revue Civique, en réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, sur l’enjeu actuel et vital de contrer la guerre lancée par l’armée russe contre l’Ukraine et l’importance des soutiens renforcés, français et européens, au pays agressé. Il évoque le rôle devenu à ses yeux clé et même « leader » de la France et d’Emmanuel Macron dans la défense du continent européen et précise les formes (industrielles notamment) et les conséquences (géopolitiques) que ce soutien français et européen à l’Ukraine devrait avoir dans les mois qui viennent.

-La Revue Civique : Alexander Temerko, vous êtes citoyen britannique, ukrainien d’origine et avez une expérience du système gouvernemental Russe puisque vous avez été vice-Ministre de la Défense au temps de la présidence Eltsine, qui succédait à M. Gorbatchev et ouvrait la Russie aux relations pacifiques avec l’Occident. Quel est votre regard sur la situation en Ukraine, plus de trois ans après la tentative d’invasion totale de Vladimir Poutine, quels sont les principaux motifs, pour vous, de défendre l’Ukraine ?

-Alexander TEMERKO: La raison principale de défendre l’Ukraine dans cette guerre terrible et dévastatrice est la souveraineté de l’Ukraine, la défense des principes démocratiques et la liberté de l’Europe. Après l’effondrement de l’URSS, l’Ukraine possédait une armée puissante et de nombreux armements nucléaires, mais a choisi de transférer ces armes à la Russie dans le cadre du mémorandum de Budapest, en échange de garanties internationales sur son intégrité territoriale. Cependant, la Russie n’a jamais vraiment considéré l’Ukraine comme indépendante et a constamment cherché à influencer sa politique intérieure. Depuis 2014, puis 2022, M. Poutine et son gang mystique et brutal a tenté d’achever son grand œuvre. Rien n’a changé, cela a toujours été leur plan. J’ai connu M. Poutine et ses acolytes en 1999 et nous les avons combattus immédiatement ; M. Poutine a balayé la jeune démocratie des années Eltsine. Je le combats depuis d’abord depuis la Russie, et après mon départ, depuis le Royaume-Uni et l’Ukraine.

« La Russie a toujours joué un jeu cynique (…) Je soutiens ma patrie ukrainienne avec ferveur, non pas depuis 2022 mais depuis 2014 » (Alexander Temerko)

-Pourquoi la situation a-t-elle selon vous dégénéré en 2014 avec l’annexion de la Crimée et le conflit dans le Donbass ?

-Alexander TEMERKO : La situation a basculé après la Révolution de Maïdan (février 2014, manifestant l’aspiration à la démocratie des Ukrainiens, ndlr) et le départ du président pro-russe Ianoukovitch. Profitant d’un vide de pouvoir, la Russie a annexé la Crimée et attisé les tensions dans le Donbass, violant ainsi le mémorandum de Budapest et le droit international. La Russie a toujours joué un jeu cynique et n’a jamais fait preuve de bonne volonté. Poutine a ordonné à son négociateur à Kiev, M. Lukin, de se retirer d’un accord visant à rétablir la paix en 2014 – peu de gens le savent, mais ce fut un moment clé, révélant l’hostilité permanente de la Russie envers l’Ukraine et la volonté de Poutine d’empêcher l’Ukraine de s’éloigner de la sphère d’influence russe. C’est la raison pour laquelle je soutiens ma patrie ukrainienne avec ferveur et passion, non pas depuis 2022, mais depuis 2014 déjà.

« Emmanuel Macron est rapidement devenu l’un des leaders occidentaux les plus engagés contre l’agression russe (…) cela correspond à sa vision d’une Europe unie, forte et libre »

– Comment appréciez-vous le rôle de la France, comment à vos yeux Emmanuel Macron a-t-il évolué dans le soutien à l’Ukraine ?

-Alexander TEMERKO: Au départ, Emmanuel Macron cherchait à dialoguer avec M. Poutine mais il a vite compris que ce dernier n’était pas fiable. Macron est alors rapidement devenu l’un des leaders occidentaux les plus engagés contre l’agression russe, développant une relation forte et fraternelle avec le Président Zelensky. Il a joué un rôle clé en soutenant l’Ukraine politiquement, militairement et économiquement, notamment lors des moments critiques où le soutien américain était incertain.

Je pense que M. Macron sera le dirigeant occidental le plus à même d’apporter un soutien total à l’Ukraine car je crois que cela correspond à sa vision d’une Europe unie, forte et libre. M. Macron sait que l’intégration complète de l’Ukraine dans une structure de défense européenne constituera un grand pas en avant vers son projet de créer des forces armées européennes unies, ce que je soutiens pleinement.

« Je pense que tout cessez-le-feu n’est pas sûr tant que l’accord commercial entre les Etats-Unis et la Chine reste incomplet »

-Comment appréhendez-vous le plan envisagé par l’administration Trump concernant la fin du conflit en Ukraine ?

-Alexander TEMERKO: Je reviens des Etats-Unis, où j’ai établi de nombreux contacts avec l’administration Trump en vue de leur suggérer des options réalistes pour un plan de paix en Ukraine. Le plan Trump se structure en trois étapes : d’abord, signer un accord commercial massif avec l’Ukraine, estimé à un trillion de dollars ; ensuite, instaurer un cessez-le-feu durable, suivi de nouvelles élections démocratiques en Ukraine ; enfin, établir une zone d’exclusion aérienne pour stabiliser la situation. Ce plan implique aussi des compromis potentiels sur la neutralité de l’Ukraine et des ajustements territoriaux, sous la pression américaine sur les deux parties pour parvenir à une paix durable.

Pourtant, aujourd’hui, il existe une discorde interne entre plusieurs factions (au sein de l’administration Trump): ceux qui croient au soutien et au réarmement de l’Ukraine, et ceux qui croient qu’un accord avec la Russie est le meilleur moyen de parvenir à la paix – comme je l’ai mentionné dans un récent article dans Le Figaro, les réalistes et les idéalistes.

Par ailleurs, je pense que tout cessez-le-feu n’est pas sûr tant que l’accord commercial entre les Etats-Unis et la Chine reste incomplet ; la Chine peut utiliser la Russie comme torpille par procuration pour faire pression sur l’Occident via l’Ukraine.

« L’Europe doit voir loin et constituer un socle industriel puissant, apte à mettre en place non pas une économie de guerre proprement dite mais une défense complète, cohérente, coordonnée et suffisamment redoutable pour dissuader toute velléité russe »

-L’Europe peut-elle défendre militairement (et rapidement) l’Ukraine sans le soutien des États-Unis ?

-Alexander TEMERKO: L’Europe possède une économie bien plus puissante que la Russie et elle dispose des moyens financiers nécessaires pour soutenir l’Ukraine, notamment en achetant des armes si besoin. Si les États-Unis devaient se désengager, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Pologne pourraient, ensemble, jouer un rôle décisif dans la défense de l’Ukraine, même si cela représenterait un défi logistique et politique majeur. A ce titre, l’Europe doit voir loin et cette situation critique doit la pousser à considérer une stratégie radicale de réarmement, en constituant un équivalent de « Groupe Ramstein de la défense » pour constituer un socle industriel puissant, apte à mettre en place non pas une économie de guerre proprement dite mais une défense complète, cohérente, coordonnée et suffisamment redoutable pour dissuader toute velléité russe.

Un tel groupe s’attacherait à combler la lacune stratégique de l’Europe, à savoir la production à grande échelle d’un armement de base relativement bon marché et fiable. En Europe, nous disposons d’une technologie militaire incroyablement avancée ; pourtant, nous avons constaté que les Russes et les Chinois sont capables de nous surpasser pour certains des éléments de base les plus simples de la guerre actuelle – certains types d’obus, de drones, de munitions ; mais un groupe militaro-industriel multi-pays pourrait être à l’origine d’une capacité européenne de production de masse. J’ai l’intention de me mettre en rapport avec le gouvernement français et des partenaires européens sur cette idée.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(24/05/2025)

La France avec Emmanuel Macron, « face à l’agression russe », est devenue l’un des pays « leaders occidentaux » capable de défendre « une Europe unie, forte et libre », déclare à la Revue Civique Alexander Temerko, industriel britannico-russe (d’origine ukrainienne), qui connaît parfaitement les travers du régime poutinien et de son « gang » au pouvoir en Russie depuis 25 ans.
Alexander Temerko et Jean-Philippe Moinet, le fondateur et directeur de la Revue Civique, lors de leur entretien à Paris (le 14 mai).