Frank Escoubès à la Revue Civique: dès l’école, apprendre et promouvoir les vertus de la démocratie délibérative

Frank Escoubès, fondateur de Bluenove, a écrit une fable, « Les locataires de l’Elysée » (éd. Milan), où une communauté de taupes vivant dans les jardins de l’Élysée « va prendre en main le destin démocratique de la France alors qu’un projet de loi prévoit d’expulser tous les ‘animaux domestiques étrangers’. » Une manière, nous explique-t-il, de « sensibiliser les plus jeunes aux rouages et aux réflexes de la démocratie parlementaire et participative ». Occasion aussi de nous entretenir avec cet auteur sur les remèdes à la « fracture civique », au mal ou la fatigue démocratique.

-La Revue Civique : vous avez choisi dans votre dernier livre la voie de la fable, animalière, pour parler de l’Élysée et des institutions. Pourquoi ?

-Frank ESCOUBÈS: De Jean de la Fontaine à George Orwell (« La Ferme des animaux »), la fable a toujours été un outil pour critiquer, réfléchir, transmettre des valeurs et des spéculations sociales, souvent de manière détournée. En somme, une continuation de la politique par d’autres moyens. Moyens poétiques, ironiques, légers mais percutants, dont l’un des leviers favoris s’avère être l’attribution de qualités humaines à une faune sympathique.

Face à l’incapacité des institutions à faire vivre et fructifier la démocratie, qu’elle soit représentative ou participative, le récit fictionnel – par le truchement du conte – peut donc devenir un refuge. En réponse à une certitude : la démocratie doit se désinstitutionnaliser. Elle est devenue un objet froid, technique, procédurier. Au mieux, elle indiffère. Au pire, elle rebute. Et si nous faisions de la démocratie un objet culturel ? Un sujet de plaisir, d’évasion, de projection vitale ? Déjà au début du siècle dernier, l’italien Antonio Gramsci considérait que la conquête du pouvoir présupposait celle de l’opinion publique. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard s’il aimait lui-même insérer de pures fictions dans ses textes d’intervention politique. Saine pratique ! Ne doit-on pas convoquer la culture populaire au chevet d’une démocratie malade ? Et dans ce but, ne doit-on pas commencer par les plus jeunes d’entre nous ?

C’est pourquoi, j’ai choisi de m’adresser aux enfants, par le biais d’une fable : une communauté de taupes vivant dans les jardins de l’Élysée va prendre en main le destin démocratique de la France alors qu’un projet de loi prévoit d’expulser tous les « animaux domestiques étrangers »… L’intention se laisse deviner : sensibiliser les lecteurs de 8 à 12 ans aux rouages et aux réflexes de la démocratie parlementaire et participative.

En livre jeunesse publié aux éditions Milan (groupe Bayard), la fable signée Frank Escoubès (avec l’illustrateur Frédérick Mansot) « parle » aux enfants et adolescents (et adultes) de l’univers institutionnel et de démocratie participative.

« L’univers des taupes se révèle particulièrement fécond pour imaginer une démocratie participative d’implication, laquelle demeure un mystère pour le plus grand nombre »

La fiction sera l’occasion de comprendre comment se fabrique la loi, quel est le pouvoir insidieux des médias sur l’opinion publique, ce que signifie le mot consensus, qui sont donc les fameux « invisibles », comment s’organise la co-construction citoyenne, dans un lieu, le Palais Bourbon, opaque pour les citoyens, même adultes. Entre Palabrium et écrivains publics, l’univers des taupes se révèle particulièrement fécond pour imaginer une démocratie participative d’implication, laquelle demeure un mystère pour le plus grand nombre, même pour les journalistes qui en survolent les usages.

-Nous constatons (en attestent toutes les études d’opinion, dont le baromètre annuel du Cevipof-Sciences Po) que la « fracture civique », l’écart entre les citoyens et la vie politique et institutionnelle, s’est aggravée au fil des ans. Même s’il y en a bien sûr plusieurs pistes de solutions à avancer, quel remède principal vous semble à apporter rapidement à ce que certains nomment « le mal ou la fatigue démocratique » ?

-Frank ESCOUBÈS: Parmi les multi-crises auxquelles la démocratie nous a habitués, il y en a une qui prend le dessus depuis quelques années : la crise ressentie de l’action publique. Le constat par le peuple d’une impuissance des dirigeants face à l’exécution de la plupart des politiques publiques. Les Français ont de plus en plus la perception d’un empêchement généralisé, qu’il vienne du « haut » (« Bruxelles », la Constitution, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, le Parquet national financier, la Cour des comptes, le Défenseur des droits, etc.), du « milieu » (l’opposition médiatique, le blocage des corps intermédiaires, la résistance orchestrée par les associations ou les ONG, etc.) ou du « bas » (les gilets jaunes, les conflits sociaux, les mouvements citoyens, les lanceurs d’alertes, voire – parfois – les émeutes ou les techniques de « bordélisation », etc.). La fatigue démocratique vient en grande partie de ce « ressenti » d’impuissance.

« Pour une pratique assumée et responsable de la démocratie participative, au service de la démocratie représentative (et non en remplacement) »

Le remède ? Tout d’abord, une pratique assumée et responsable de la démocratie participative, au service de la démocratie représentative (et non en remplacement). Il est urgent d’inaugurer une démocratie participative qui ne soit pas exclusivement consultative, donc sans lendemain politique, mais décisionnelle. Exit les ratés programmatiques du Grand Débat ou de la Convention citoyenne pour le climat. Pour cela, cette nouvelle forme démocratique doit envisager la création d’assemblées mixtes réunissant citoyens, parties prenantes et parlementaires. Et passer à l’échelle des « maxi-publics » (c’est-à-dire touchant tous les citoyens non tirés au sort).

En ce sens, la même urgence impose de prototyper une démocratie « hors les murs », buissonnière, qui s’exprime partout où les gens vivent, travaillent, consomment et se divertissent. Dans les centres commerciaux, les gares, les parcs urbains, les bureaux de poste, les Maisons France Services, les cafés, les librairies, les cinémas, les clubs de sport, les maisons de retraite… Il s’agit de recréer la profusion et l’exubérance des « territoires des premières heures », celle des radios pirates, celle des premières heures de l’internet, celle d’une démocratie d’engagement.

Enfin, il faudra probablement innover sur le plan constitutionnel (sacrilège politique ?) en renonçant à l’article 11 de la Constitution afin de permettre le recours au référendum délibératif. Véritable respiration démocratique, cette innovation consiste à faire précéder le référendum par un débat citoyen qui prendrait la forme d’une Convention citoyenne. Avant de demander au peuple de se prononcer par « oui » ou par « non », il faut en effet s’assurer que les problèmes à résoudre aient été suffisamment étudiés pour que le choix binaire présenté aux citoyens soit le plus raisonné possible. Les recommandations de ladite Convention pourraient aussi porter sur la formulation de la question posée au peuple français. Petite révolution.

« Le civisme est un engagement qui consiste à agir dans l’espace public sans mettre en péril le vivre-ensemble »

Fondateur de Bluenove, Frank Escoubès explique que « le civisme ne relève pas seulement d’un savoir-faire social ou interpersonnel mais d’un savoir-faire citoyen ».

-Quelle définition donneriez-vous, dans le contexte actuel de 2025, au mot « civisme » ?

-Frank ESCOUBÈS: Le civisme ne relève pas seulement d’un savoir-faire social (respecter la loi, l’espace public, l’environnement…) ou interpersonnel (faire preuve de politesse, attendre son tour, proposer son aide aux personnes en difficulté…), mais aussi d’un savoir-faire citoyen : participer aux élections, payer ses impôts, s’engager dans des initiatives locales, etc.

Le civisme est donc un engagement politique qui consiste à agir dans l’espace public sans mettre en péril le vivre-ensemble. Ce civisme peut relever du champ de la morale, et donc s’imposer à tous, notamment lors de circonstances exceptionnelles où il est question d’une « morale de la survie » (guerre, catastrophe naturelle, pandémie…). C’est ce qui fait dire à Bruno Latour que la crise du Covid-19 a provoqué un « civisme complexe », où il été facile de passer de l’individualisme à la discipline collective tant les enjeux se révélaient anxiogènes.

Dans des contextes plus quotidiens, le civisme est davantage un choix, et ce choix s’apprend : en quoi il suppose, dès l’école, de développer la capacité d’écoute qui permet d’entendre les arguments d’autrui avant de juger, de travailler la pensée critique et l’apprentissage des moyens intellectuels pour participer au débat public, d’accueillir l’empathie et la communication non violente dans un but d’auto-empathie (comprendre ses sentiments et ses besoins profonds) et de respect des sentiments et des besoins d’autrui. Voilà autant d’automatismes qui devraient s’acquérir très tôt.

Dans nos vies d’adultes, c’est au travers d’une participation active à la vie de la Cité, par un habitus, une pratique courante de la vie en communauté que s’entretiennent et s’affinent les réflexes civiques fondamentaux. D’où la notion de “citoyenneté active”, l’une des trois valeurs implicites des Français révélées par Le Grand Débat National, aux côtés de la Proximité et de la Solidarité.

Le civisme est enfin un apprentissage du renoncement. Renoncement à la satisfaction immédiate de désirs personnels, à certaines libertés individuelles, à telle ou telle attitude psychologique (les « épreuves de vie » de Pierre Rosanvallon), sans que ces renoncements ne soient perçus comme des sacrifices insurmontables. Lorsqu’il est lucide et consenti, le renoncement est de nature civique. Il pourrait même s’agir, dans l’idéal républicain, d’une seconde nature. Rêvons un peu.

(24/04/2025)

-A l’occasion de son livre précédent, Frank Escoubès prônait dans cet entretien avec la Revue Civique une « démocratie de proximité, conviviale et itinérante »

Le précédent livre de Frank Escoubès (aux éditions de L’Aube; 2023)