
L’essayiste Frédéric Encel, Docteur en géopolitique et Maître de conférences à Sciences-Po Paris, est l’organisateur des Assises de lutte contre le négationnisme, dont la 15ème édition a lieu ce 28 avril à la Mairie du 9ème arrondissement de Paris, et le fondateur des Rencontres annuelles géopolitiques de Trouville-sur-Mer (la 10ème édition, à laquelle La Revue Civique sera partenaire, aura lieu du 19 au 21 septembre 2025). Il vient de publier « La Guerre mondiale n’aura pas lieu. Les raisons géopolitiques d’espérer » (éd. Odile Jacob) et répond à nos questions.
-La Revue Civique : Votre dernier livre prend le contrepied d’une lecture « apocalyptique » de l’actualité internationale, qui fait parfois interpréter des conflits ou des guerres, violentes localement ou régionalement, comme des amorces de troisième guerre mondiale. Vous écrivez que le pessimisme n’est pas toujours de bon conseil. D’autres périodes historiques, que vous évoquez aussi concernant l’Europe, ont inversement montré que l’optimisme ou l’insouciance ont pu dramatiquement favoriser la vulnérabilité des démocraties libérales, attaquées par des régimes dictatoriaux. Pourquoi avez-vous voulu insister sur certains excès de langage qui en viennent à une dramatisation ?
-Frédéric ENCEL : Vous connaissez la sentence de Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheurs du monde ». En matière géopolitique, c’est même dramatique ! Je pense que nous vivons une période de galvaudage des termes d’une part, et de sous-hiérarchisation des faits entre eux (tout fait devient un « événement » ; or, si tout est événement, rien de l’est…) d’autre part. Un simple cessez le feu, acte militaire peu engageant n’équivaut pas à un traité de paix, acte politique au contraire contraignant ; la guerre commerciale est un rapport de force n’impliquant pas des flots de sang et des masses de ruines comme à la vraie guerre ; un partenariat économique ne correspond pas à une alliance ; un crime de guerre n’est pas un génocide ; etc. Or, je constate que ces termes et concepts sont allègrement confondus par nombre d’observateurs paresseux ou férus de propagande ! Aussi la compréhension des enjeux et des défis en pâtit et finit par s’imposer une atmosphère d’angoisse n’ayant aucune valeur analytique…
« En cas de rejet de la dimension politique de l’Europe, chaque Etat de l’espace européen sera à terme, tel un fétus de paille, dépourvu de toute possibilité de conserver son destin en main »
-La Revue Civique: l’arrivée de Trump à la Maison Blanche s’est traduite par une série de brutales mises en cause, que ce soit du multilatéralisme ou des alliances auxquelles les Etats-Unis participaient depuis la deuxième guerre mondiale. Concernant l’OTAN, la défense de l’Europe, celle de l’Ukraine face à la guerre que ne cesse de mener violemment la Russie de Poutine, les conséquences des annonces de Trump et de ses proches – qui dialoguent avec le dictateur V Poutine et soutiennent ouvertement les extrêmes droites européennes comme l’AFD en Allemagne – ne constituent-elles pas un tournant historique pour les Européens ? Leurs capacités de défense ne sont-elles pas mises à l’épreuve, possiblement à court terme ?
-Frédéric ENCEL: Avec le retour de Donald Trump, on assiste en effet non plus seulement à un changement de rapports de force mais à l’avènement d’un nouveau paradigme : oui ou non l’Europe – dont l’ADN et l’identité profonde, depuis la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) et le Traité de Rome des années 1950 étaient à caractère et à vocation essentiellement économiques – va-t-elle accepter de basculer dans la puissance globale, c’est à dire très concrètement d’incarner aussi la dimension politique de celle-ci, qui comprend clairement le stratégique et le militaire ?
En cas de rejet de cette dimension, chaque Etat de l’espace européen sera à terme, tel un fétus de paille, dépourvu de toute possibilité de conserver son destin en main et de défendre ses valeurs et ses intérêts, par de redoutables puissances telles que les Etats-Unis, la Chine, la Russie et peut-être d’autres encore à l’avenir. L’unique alternative, face à l’impérialisme agressif (bien que de nature et de dangerosité diverses) de ces puissances, est d’en constituer une, ensemble. L’Union européenne, augmentée d’alliés et de partenaires naturels tels que le Royaume-Uni ou la Norvège, en a parfaitement les moyens humains, technologiques, financiers et même militaires ; tout sera donc, dans les prochains mois, question de volonté. Et si celle-ci se manifestait clairement, le fer de lance et le moteur de cette Europe-puissance ne pourrait être que franco-britannique. Sur « étagère », l’espace européen ne dispose pour l’heure – et sans aucun doute pour longtemps – que du tandem de puissances globales désargentées mais encore redoutables que sont la France et le Royaume-Uni, orphelin de sa « relation spéciale « (Churchill) avec les Etats-Unis.

-La Revue Civique : Dans votre livre, vous évoquez la tendance à galvauder certains termes, à les dénaturer. Par exemple, le mot « génocide », qui a été fréquemment utilisé et terriblement banalisé par certains courants politiques, dans la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza. Cela ne participe-t-il pas d’un relativisme et même finalement d’une forme de révisionnisme appliqué à l’histoire en cours, forme de révisionnisme qui touche par ricochet l’histoire des génocides antérieurs, les vrais ? De ce point de vue, toutes les références, sémantiques, conceptuelles, historiques, ne sont-elles pas en train de voler dangereusement en éclat ?
-Frédéric ENCEL : Le terme de génocide est extrêmement lourd de sens, chargé d’affect et performatif sur le plan juridique. L’employer à tort et à travers entrave la compréhension d’un phénomène de violences massives, n’aide en rien la cause des victimes de ces violences et, effectivement, minimise sinon révise au sens négationniste du terme les authentiques génocides passés. En l’occurrence, la riposte d’Israël à l’immense pogrome du 7-Octobre perpétrés sur des civils sur son sol souverain reconnu par l’ONU, est incontestablement massive, très destructrice et sujette à l’accusation légitime de crimes de guerre. Soit dit en passant, l’usage systématique de lieux civils – écoles, hôpitaux, ambulances, cimetières, etc. – à des fins militaires par le Hamas relève concrètement du crime de guerre également. Mais même la Justice internationale n’a pas incriminé l’Etat hébreu quant à un éventuel génocide, exigeant de celui-ci qu’il agisse de façon à éviter cette perspective. La nuance est de taille. J’ajoute que les têtes politico-militaires du Hamas ont été pointées du doigt par le président de la CPI sur le même plan et pour un même chef. (cf Y. Jurovics & I. Roder, « Conflit israélo-palestinien : parler de génocide quand il s’agit de guerre, c’est s’interdire de comprendre les événements », Le Monde, 14/11/2024).
L’intentionnalité de détruire un groupe humain sur la base de son identité raciale, nationale ou religieuse, ainsi que la mise en oeuvre d’une politique d’extermination: voilà ce qui a caractérisé les vrais génocides du XXè siècle ; celui des Arméniens par le gouvernement Jeune-Turc ottoman; celui des Juifs et des Tziganes par le IIIème Reich; celui des Tutsi rwandais par l’Etat rwandais du Hutu Power. On n’oubliera pas les famines de masse organisées par Staline en Ukraine, ni celles des barbares Khmers rouges au Cambodge voilà précisément cinquante ans, ni l’assassinat ciblé et organisé de sept mille Bosniaques par les forces serbes en ex-Yougoslavie. A chaque fois, intentionnalité et haine exterminatrice ont sévi, sans même qu’il se soit agi de ripostes à de quelconques tueries…
Cette instrumentalisation sémantique à des fins politiques, en particulier par l’extrême gauche et des cercles complaisants vis à vis de l’islamisme radical, est non seulement abjecte mais dangereuse. D’où, justement, la nécessité d’organiser annuellement des Assises nationales contre le négationnisme.
(21/04/25)
Les 15èmes Assises contre le négationnisme, ce 28 avril 2025 à la Mairie du 9ème arrondissement de Paris :
