
Directeur général de Mirova (groupe bancaire BPCE), Philippe Zaouati est une voix de référence en matière de finance responsable et durable. Il a fondé et présidé « Finance for Tomorrow » (devenu institut de la finance durable) de 2017 à 2019. Il répond aux questions de La Revue Civique ici pour souligner les circonstances historiques dans lesquels nous sommes: « Les démocraties, en particulier européennes, sont aujourd’hui menacées. Se préparer à se défendre devient donc une nécessité et peut être considéré comme un élément clé pour garantir les objectifs environnementaux et sociaux que poursuit la finance durable. La sécurité et le maintien des régimes démocratiques font partie intégrante des Objectifs de Développement Durable (ODD). Entretien sur cet enjeu majeur, bouleversé en Europe par la nouvelle donne géopolitique, du financement responsable – et conditionné – des activités de défense.
-La Revue Civique : Pourquoi le financement des industries de défense peut-il être considéré comme un financement responsable, y compris sur le plan éthique ?
-Philippe ZAOUATI : Historiquement, la finance durable s’est toujours fondée sur des principes d’exclusion, notamment en ce qui concerne l’armement. Dès le XVIIIe siècle, les Quakers aux États-Unis ont posé les bases d’une finance éthique, et cette tendance s’est poursuivie au XXe siècle avec la création du fonds Pax dans les années 1970, en pleine guerre du Vietnam. L’idée dominante était que l’on ne devait pas gagner d’argent en finançant des armes et des conflits. Cette approche a largement influencé les stratégies d’investissement responsable, comme en témoigne l’Eurosif (European Sustainable Investment Forum), qui montre que l’exclusion de l’armement est l’une des stratégies les plus répandues, tant en France que dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas). De nombreux fonds de pension et investisseurs institutionnels ont intégré cette exclusion dans leur approche.

« Le contexte actuel obliger à repenser la position antérieure »
Cependant, le contexte actuel oblige à repenser cette position. Les démocraties, en particulier européennes, sont aujourd’hui menacées. Se préparer à se défendre devient donc une nécessité et peut être considéré comme un élément clé pour garantir les objectifs environnementaux et sociaux que poursuit la finance durable. La sécurité et le maintien des régimes démocratiques font partie intégrante des Objectifs de Développement Durable (ODD).
Cela étant dit, l’industrie de l’armement soulève toujours des problématiques majeures sur les plans environnemental et social. Le principal enjeu reste la dissémination des armes : faute de traçabilité efficace, celles-ci peuvent se retrouver entre les mains d’acteurs non démocratiques, voire d’organisations terroristes, qui ne respectent pas les droits humains. Cette dissémination incontrôlée pose un problème majeur pour les investisseurs responsables. Ainsi, dans le contexte actuel, il est pertinent de poser la question du financement des industries de défense, mais cette réflexion ne peut se faire qu’avec des garanties strictes en matière d’utilisation et de non-dissémination des armes.
« Trois objectifs sont cruciaux, aucun ne peut être sacrifié »
-La Revue Civique : D’un point de vue financier, le plan européen (inédit) de 800 milliards d’euros pour la défense est-il un objectif d’investissement utile ou un risque d’aggravation de l’endettement public ?
-Philippe ZAOAUATI: Les finances publiques européennes doivent aujourd’hui répondre à trois impératifs majeurs :
1. Le maintien du modèle social européen. Ce modèle, qui a permis prospérité, paix et sécurité depuis plus de 60 ans, est un pilier fondamental des sociétés européennes. Son financement représente une part essentielle des budgets publics.
2. Le financement de la transition écologique. Face à la menace existentielle du changement climatique, la transition écologique ne peut être reléguée au second plan, même en période de tensions géopolitiques. Elle nécessite un investissement massif et constant.
3. La sécurité et le réarmement. Dans un contexte de tensions accrues en Europe et de retrait partiel du soutien américain, il est impératif de renforcer les capacités de défense européennes.
Ces trois objectifs sont tous cruciaux, et aucun ne peut être sacrifié au profit des autres. Ils sont même parfois interdépendants. L’investissement dans la transition énergétique répond au besoin de non dépendance énergétique et donc participe à la sécurité et à la souveraineté européenne. L’enjeu est donc de trouver un équilibre permettant de financer ces priorités sans compromettre la viabilité des finances publiques.
Dans ce cadre, l’endettement public peut être acceptable s’il sert à financer des actifs essentiels, notamment ceux liés à la transition écologique et à la sécurité. Toutefois, pour le modèle social, il est préférable de rechercher des mécanismes d’équilibre budgétaire afin d’assurer un financement pérenne sans alourdir la dette publique.
Ainsi, le plan européen de 800 milliards d’euros peut être vu comme un investissement stratégique plutôt que comme un simple accroissement de la dette, à condition qu’il soit bien structuré et orienté vers des actifs d’avenir.
« Il est aujourd’hui nécessaire d’orienter davantage de financements vers la défense et la sécurité. Plus largement, l’Europe a un besoin urgent d’accélérer le financement de ses innovations »
-La Revue Civique : L’« économie de guerre » et les nouveaux investissements publics et privés en vue sont-ils un moteur de croissance pour la France ?
-Philippe ZAOUATI: L’un des paradoxes actuels est de parler d’« économie de guerre » alors que la France n’est pas en guerre et ne souhaite pas l’être. Peut-on alors être dans une économie de guerre sans conflit ? C’est une question fondamentale. En réalité, il est aujourd’hui nécessaire d’orienter davantage de financements vers la défense et la sécurité. Plus largement, l’Europe a un besoin urgent d’accélérer l’attractivité de son économie et le financement de ses innovations.
Tous les rapports récents montrent que l’Europe souffre d’un déficit de compétitivité et d’un manque de structuration de ses marchés financiers. Une grande partie de l’épargne européenne est investie à l’étranger, notamment aux États-Unis, au lieu de financer les start-ups et les PME innovantes en Europe. Le principal défi est donc d’assurer un financement adéquat pour retrouver une souveraineté économique et renforcer la compétitivité. Si les investissements dans la défense peuvent jouer un rôle dans la relance de l’économie, l’enjeu fondamental reste le développement de l’innovation et de la transition technologique.
Ainsi, plutôt que de voir l’économie de guerre comme un levier de croissance en soi, il faut la considérer dans une stratégie plus large visant à renforcer l’indépendance économique et technologique de l’Europe. Cela implique des investissements massifs, non seulement dans la défense, mais aussi dans l’innovation et la transition écologique.
(21/03/25)
-Le tout récent Libre Blanc de l’Union européenne sur la Défense (via Toute l’Europe)
