La députée du Nord, Violette Spillebout (Renaissance), après avoir mené une mission parlementaire sur le sujet, vient de publier un rapport porteur de diverses propositions, « Armer chacun dans la guerre de l’information » (co-écrit avec Sylvie Merviel, Professeur des Universités). Entretien.
-La Revue Civique : votre rapport lance un signal d’alarme. Quel est le principal constat qui vous a motivé à lancer et approfondir cette mission parlementaire, à mener une série d’auditions et à publier ce rapport ?
-Violette SPILLEBOUT : Depuis leur mise en service, on constate jour après jour que les outils numériques ont changé la relation de nos concitoyens avec l’information. L’information était auparavant verticale et descendante – depuis les pourvoyeurs de contenus (journalistes, médias, intellectuels, experts, politiques… qui sont rompus à l’exercice) jusqu’à ceux qui les reçoivent. Elle est devenue horizontale, chacun possédant désormais une voix égale et devenant émetteur tout autant que récepteur. C’est une bonne chose pour la démocratie. Mais peu de citoyens ont conscience de la responsabilité que cela représente. On le voit, internet et les réseaux sociaux charrient des erreurs, des inexactitudes, quand ce ne sont pas des contrevérités grossières, des insultes, des attaques personnelles, de la haine en ligne…
La première conséquence est de décupler la violence, qui est en quelque sorte légitimée : elle a voix au chapitre comme toute autre réaction ou tout autre comportement. La deuxième est d’accroître la perte de confiance envers les anciens pourvoyeurs de contenu, suspectés d’avoir menti pour défendre des intérêts occultes. Cela veut dire que dans ce nouveau monde il faut former chacun aux bonnes pratiques dans l’espace public de l’information, comme on apprend aux enfants à respecter les règles du code de la route avant de leur confier un véhicule. La mission parlementaire que j’ai lancée, et les auditions qui ont été effectuées dans ce cadre, ont permis de recueillir les contributions de nombreux interlocuteurs et de faire un bilan sur l’état de la question. La matière première collectée s’est révélée tellement riche qu’elle méritait de ne pas rester confidentielle et d’être publiée, diffusée.
« A l’école, faire de l’éducation aux médias et à l’information
une discipline à part entière »
-Pour une vaste éducation aux médias et à l’information (EMI), quelles mesures prioritaires sont, aujourd’hui, à mettre rapidement en œuvre ? Et comment faire en sorte que les acteurs de la société civile concernés, les médias en particulier, soient aidés dans un cadre permettant à la fois l’évaluation, l’efficacité des actions déployées et garantissant l’indépendance des médias ?
-Il y a beaucoup de choses qui se font en faveur de l’EMI, dans des cadres très divers : au cours de la scolarité, dans les bibliothèques publiques ou privées, dans les centres sociaux, les lieux de Culture. Les médias participent aussi évidemment, et les journalistes, souvent bénévolement à titre individuel, interviennent en prenant sur leurs congés. Donc les actions sont foisonnantes et pas du tout coordonnées. Chacun reste dans son univers, en silo. Par exemple la BPI organise des formations mais seulement pour le monde des bibliothèques publiques, aucun autre acteur n’y accède. De même, les nombreuses ressources du CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) sont peu connues en-dehors du monde éducatif.
Les ressources sont là mais disséminées, pas valorisées, peu partagées, parfois inconnues. Donc la première chose à faire, c’est d’instaurer de la coordination et de la transversalité. Les fonds actuels dépendent de beaucoup de ministères différents : le seul moyen de mener une politique ambitieuse et de fédérer le tout est de définir un cadre interministériel. Mieux relier les acteurs entre eux, organiser le partage de ressources et d’expériences est un premier pas. Mais il ne suffit pas.
Vous avez raison, il faut ensuite assurer l’évaluation et l’efficacité des actions déployées. Là, ce sont les chercheurs scientifiques qui disposent des méthodes et des outils pour mener à bien cette évaluation. Après quoi il sera possible d’homologuer les actions, certifier les acteurs, labelliser les organismes, structurer les réseaux d’intervenants. Ces divers niveaux de reconnaissance conditionneront le financement public des actions et la rémunération des acteurs. Et puis, au niveau de l’école, il faut faire de l’EMI une discipline à part entière, placer les professeurs documentalistes au cœur du dispositif, établir un socle de connaissances et de compétences inscrit dans le parcours scolaire.
« Rendre à chacun son pouvoir d’agir en autonomie
et son self-control informationnel »
-La guerre informationnelle que vous évoquez avec précision dans votre rapport est de dimension internationale. Comment agir, avec efficacité en France dans ce contexte où des puissances qui n’ont rien de démocratique propagent des thèses ou théories qui relèvent d’une « autre vérité » ? En ce domaine, quelles sont les « bonnes pratiques » que vous avez pu repérer par exemple chez nos voisins européens ou ailleurs, et peut-on imaginer (ou est-ce une illusion), en ce domaine devenu stratégique, une puissante action commune européenne ?
-La guerre dont il est question concerne tout le monde, chacun est susceptible d’y être confronté. L’ennemi est dans notre poche à tous, à travers nos smartphones et autres outils numériques. En ce sens, l’EMI ne doit pas se penser comme cantonnée au cadre scolaire. Il faut impérativement créer un continuum entre le temps scolaire, l’université, le monde culturel, le monde du travail, et identifier tous les moments sociaux propices à l’EMI. Le mot d’ordre doit être « à tous les âges et tout le temps », « à toute heure et partout » ou encore « pour tous et sans relâche » car on ne pourra jamais s’arrêter, les technologies progressent trop vite, il y aura toujours de nouveaux chapitres à ajouter aux connaissances acquises sur le sujet, de nouveaux enjeux démocratiques.
Dans cet esprit, le rapport recommande de hisser l’EMI au rang de grande cause nationale, mais on peut imaginer en effet de porter cette cause au niveau européen. Il y a deux façons de lutter contre les contenus trompeurs, manipulateurs ou litigieux. La première est une action de normalisation, de surveillance et de régulation ; elle est assurée en France par l’Arcom. Mais le deuxième pan de la lutte porte sur les citoyens eux-mêmes et consiste à consolider leurs capacités de discernement et leur esprit critique pour rendre à chacun son pouvoir d’agir en autonomie et son self-control informationnel. C’est cette deuxième piste de réflexion que met en avant notre travail. Si nous parvenons à armer chaque citoyen européen comme nous le préconisons, alors nos démocraties n’auront plus à redouter les attaques internationales malveillantes, car elles seront sans effet.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(31/05/2023)