L’historien Pierre Vermeren vient de publier un livre – « L’impasse de la métropolisation » (Le Débat/ Gallimard) – sur les causes et les effets de la croissance continue des métropoles en France, un phénomène qui distingue clairement la France de ses voisins européens. Recension ici, pour La Revue Civique, par Philippe Foussier.
Les grands médias nationaux parlent relativement peu de la sécession des élites, de ce séparatisme social et spatial qui s’amplifie pourtant inexorablement en France. Et pour cause, ils en sont eux-mêmes, à travers leurs dirigeants et leurs acteurs, une illustration presque chimiquement pure. On lira avec d’autant plus d’intérêt ce petit livre de Pierre Vermeren, professeur à l’Université de Paris I, tant il nous parle d’une réalité qu’a mis en lumière avec force le phénomène des Gilets jaunes.
Un phénomène cinquantenaire qui, pour cet auteur, serait né en Californie et n’aurait pas d’équivalent aussi radical dans d’autres pays européens
Pour l’auteur, « la métropolisation est une modalité du capitalisme néolibéral présentée en idéal politique et de civilisation ». La fabrique des métropoles a, selon lui, été un processus cinquantenaire qui remonte à la fin des Trente Glorieuses. « Le Paris de Jacques Chirac et d’Alain Juppé, entre 1975 et 1995, a été consciemment “métropolisé” et “gentrifié” avant que le modèle ne soit adapté et transféré à une dizaine de grandes villes de province », explique-t-il. Pierre Vermeren prend d’ailleurs aussi la métropole de Bordeaux comme un modèle abouti de ce phénomène, dont il identifie la naissance en Californie. En effet, « les autres pays européens n’ont pas subi de mutations aussi radicales ni aussi rapides que l’espace français depuis les années 1970 », poursuit Vermeren, qui note que, par exemple l’Allemagne a su maintenir une bien meilleure répartition de sa population, de ses activités et de sa production de richesses sur son territoire. « La France des métropoles n’est plus dépendante du reste du territoire national car elle s’autosuffit », même si le reste de la France regimbe à l’occasion. « La France des banlieues a fait trembler le pays en 2005. La France périphérique a fait de même en 2018-2019 », relève encore l’universitaire.
Le modèle parisien imaginé par Chirac et Juppé a connu une formidable expansion depuis le début du nouveau siècle, mais « le point de départ est la déprolétarisation, non par ascension sociale mais par déménagement des hommes et des activités », l’envolée des prix du logement qui s’ensuit consolidant cette évolution. Ainsi, en quarante ans, il a été multiplié par 10 dans la capitale. Depuis les années 1990 et surtout 2000, une dizaine de grandes villes « ont copié le modèle inventé à Paris. Un facteur d’homogénéisation a été la migration des cadres parisiens ou des étudiants ayant fait leurs études à Paris vers ces grandes villes ». Parallèlement, tandis que l’emploi industriel et agricole a spectaculairement chuté, « la fuite en avant vers l’économie tertiaire » a amplifié le phénomène en concentrant les activités et les richesses dans les métropoles. « Les capitaux ont délaissé la production des biens matériels au profit des services immatériels », à l’inverse de l’Allemagne ou du Japon par exemple.
Douze métropoles françaises produisent plus de la moitié du PIB national, alors qu’elles n’occupent que 5% du territoire
A Paris, la population est désormais composée de 44% de cadres supérieurs, tranchant avec une sociologie parisienne longtemps dominée par les classes laborieuses. En 2019, les douze métropoles françaises produisent plus de la moitié du PIB national, alors qu’elles n’occupent qu’une infime partie du territoire, environ 5%. « Il s’ensuit un grand déséquilibre dans la production des richesses, la distribution des activités et des revenus au sein de l’espace national, plaçant les deux tiers des départements français dans une situation de dépendance chronique au sein du grand système national de redistribution », analyse Pierre Vermeren, qui souligne que la France a longtemps été un pays dans lequel « les élites étaient dispersées dans le peuple : elles vivaient non pas comme le peuple mais avec le peuple, par un contact quotidien ». Désormais, la classe aisée vit « dans des milieux homogènes où tous se retrouvent aux mêmes centres de loisirs, restaurants, entreprises, lieux de culte, artères commerciales, lieux de villégiature, etc. ».
Le reste du territoire se sent, à tort ou à raison délaissé, avec l’impact électoral qui en découle
Corollaire de la métropolisation, « l’extension sans fin des banlieues pavillonnaires et des zones d’activité à la mode des Etats-Unis a créé en France une réalité tardivement conceptualisée, la ville moche ». On ne compte presque plus de villes dont les entrées n’ont en effet pas été saccagées. Vermeren consacre d’utiles développement au contresens écologique de ce choix d’aménagement du territoire privilégiant toujours plus les métropoles au détriment du reste du territoire qui se sent, à tort ou à raison, délaissé, avec l’impact électoral qui en découle souvent : « 30 à 35 millions de citoyens relégués dans la France périphérique ont, pour l’essentiel, été sortis du système de la production nationale de richesses », relève encore Vermeren. Qui trace quelques pistes pour inverser la tendance : « Replacer les classes moyennes au centre de la société et mieux associer les classes populaires au processus de production reviendra, entre autres, à déchoir les métropoles de leur piédestal ».
Philippe FOUSSIER
(27/08/21)