Les droits des femmes constituent la boussole la plus sensible pour identifier les orientations des révolutions arabes quant aux revendications de justice sociale et de démocratie portées par les peuples. Le cas tunisien est, à cet effet, très instructif, nous explique la sociologue et écrivaine d’origine iranienne, Chahla Chafiq.
Dans ce pays où les droits des femmes ont connu des avancées non-négligeables, la percée des islamistes inquiète. C’est non seulement le nécessaire approfondissement de ces droits, mais aussi leur sauvegarde qui sont menacés. Rappelons qu’en Tunisie, les défenseurs des droits des femmes et des démocrates militaient, au temps de Ben Ali, pour l’accès complet des femmes à l’égalité. Cet objectif restait inachevé en raison de la fusion entre les références religieuses et les lois civiques.
Les réformes initiées par Bourguiba, dès 1956, avaient permis d’abroger un nombre important de discriminations sacralisées par la charia (dont la polygamie, la répudiation et l’obligation d’avoir un tuteur matrimonial). Le Code de la famille a institutionnalisé le mariage monogamique et le divorce judiciaire égalitaire ; l’adoption a été légalisée. L’âge minimum du mariage a été fixé à 17 ans pour les femmes et à 20 ans pour les hommes. Des mesures ont aussi été prises pour l’accès à la contraception ou le dévoilement des femmes. Bourguiba justifiait ses réformes par une interprétation éclairée des enseignements islamiques. Or, la préservation de cette référence religieuse a fait obstacle à l’instauration de l’égalité. Aussi, en dépit des réformes complémentaires qui ont été introduites dans les époques ultérieures, l’égalité des droits, notamment en matière d’héritage, restait bloquée.
En 2008, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) dénonçait ce statu quo en rappelant que, dans le Code de statut personnel, seul l’homme peut avoir le statut de chef de famille ; que l’autorité parentale n’est pas accordée à égalité aux deux parents ; que le droit de transmission de la nationalité par la mère tunisienne à son enfant est conditionnée au bon vouloir du père ; que l’interdiction des mariages mixtes émise par la circulaire de 1973 perdure et que les réformes restent silencieuses quant à l’égalité successorale. Par ces critiques, l’ATFD mettait en évidence les obstacles à l’avancée de l’égalité des sexes générés par le double registre religieux et laïque.
La légalisation des inégalités
Ce schéma se trouve sous différentes formes et à divers degrés dans de nombreux pays dits islamiques, notamment en Égypte où la loi, en référence à la charia, préserve la polygamie et la répudiation. En fait, dans ces pays qui ont opté pour une modernisation sociétale et affiché le principe de l’égalité des citoyens, la légalisation des inégalités dans les codes de statut personnel et les codes de la famille contrevient gravement à ce principe. La raison réside dans la stratégie des États autoritaires et modernisateurs, qui associent l’identité religieuse à l’identité nationale. Alors que la citoyenneté démocratique exigerait la double reconnaissance de l’autonomie collective et individuelle pour permettre aux citoyens d’être à fois les auteurs et les destinataires des droits, ces États prônent l’islam comme le ciment identitaire du peuple et refusent l’instauration des valeurs démocratiques au nom de l’identité culturelle du pays. La restriction de la liberté des femmes et la négation de l’égalité des sexes occupe une place centrale dans ce type de gouvernance. D’une part, la famille en tant que cellule de base de la communauté porte la mission de la transmission de cette dite identité islamique, conçue comme le socle de l’unité nationale ; d’autre part, la hiérarchisation des rapports de sexes fonde et protège la structure autoritaire des relations sociopolitiques.
Nous assistons ainsi dans de nombreux pays dits islamiques, qui entrent dans un processus de modernisation, à ce phénomène que je qualifie de « modernité mutilée », à savoir une modernisation privée d’une modernité politique porteuse du projet de démocratie. Ce contexte est formidablement propice au développement de la corruption et au blocage des réformes modernisatrices. Sur ce terrain de la crise sociopolitique, les islamistes qui revendiquent la religion comme idéologie de l’État et source des lois, profitent de bons ingrédients pour se développer en tant qu’alternative politique. Plusieurs facteurs jouent en leur faveur. Comme la dictature bloque la formation et la consolidation de l’opposition, ainsi que la propagation des discours et des actions démocratiques, les instances religieuses profitent des moyens légaux pour agir à tous les niveaux sociétaux. Dans les cas mêmes où les islamistes sont réprimés, ils profitent néanmoins de cette omniprésence du religieux. Par ailleurs, les États autoritaires n’hésitent pas à rivaliser avec les religieux en récupérant leurs slogans ou en négociant avec eux pour asseoir leur pouvoir. Dans ce cas, les droits des femmes sont souvent utilisés à des fins politiques. Tel est le cas de ce cadeau fait aux islamistes en Algérie par l’instauration, en 1981, du Code de la famille inspiré de la charia.
La méprise des pouvoirs occidentaux
En outre, les politiques des pouvoirs occidentaux, par leur perception réductrice des peuples concernés, favorisent des stratégies islamistes. En effet, une majorité de décideurs politiques occidentaux partage avec les islamistes une conception de ces peuples comme s’ils formaient une oumma guidée par l’islam. A l’époque de la guerre froide, les pouvoirs occidentaux, plus particulièrement les États-Unis et la Grande Bretagne, ont conçu la stratégie de la ceinture verte, qui soutenait activement le développement de l’islamisme, pour vaincre l’ennemi rouge. Lors de la révolution iranienne de 1979, la victoire des islamistes leur a forgé l’image des représentants des voeux profonds du peuple, alors qu’une simple revue de l’histoire contemporaine de l’Iran permet de constater les rapports de forces internes à la société iranienne et de saisir les mécanismes qui ont profité aux islamistes dans l’instauration de leur pouvoir. Il y aurait d’ailleurs à se demander pour quelle raison le régime islamiste n’a cessé de déployer une vaste répression pour rester au pouvoir, alors même qu’il prétend répondre aux souhaits du peuple iranien. Ce type d’interrogation n’est pourtant jamais pris au sérieux. Plus tard, au cours des années 1990, avec le développement du jihadisme visant l’Occident comme ennemi, la vision des pouvoirs occidentaux a évolué sans pour autant les amener à cesser de considérer les islamistes comme des interlocuteurs politiques privilégiés.
Enfin, l’islamisme a toujours profité de la sympathie explicite ou implicite d’une partie des acteurs de gauche et des défenseurs des droits humains. Cela s’explique paradoxalement par la dominance de la même vision réductrice qui anime leurs adversaires, à savoir les États dictatoriaux et les pouvoirs occidentaux. En adoptant une vision globalisante de l’islam comme identité des peuples opprimés par la dictature ou l’impérialisme occidental, ces acteurs adoptent le même scénario schématique d’un conflit « islam-occident » qui place d’emblée les islamistes dans le statut des représentants légitimes de ces peuples. Une telle appréciation omet la dynamique sociopolitique interne de ces pays, à travers laquelle on peut clairement voir comment les défenseurs des valeurs démocratiques se confrontent et résistent aux islamistes.
Cette bataille qui n’a jamais été simple, se poursuit aujourd’hui dans un contexte nouveau. Les élections qui ont suivi les révolutions arabes témoignent de la capacité stratégique des islamistes à emporter le pouvoir, alors qu’ils n’ont été ni en Égypte, ni en Tunisie, aux premiers rangs de la révolution. En Tunisie, comme le souligne la chercheuse Barbara Loyer , l’extrême disparité des listes non-islamistes a joué en faveur des islamistes lors des élections. « Entre 24 % et 49 % des voix se sont portées sur des listes qui n’ont pas eu d’élus (outre les votes blancs et les nuls), c’est-à-dire qu’entre le quart et la moitié des voix ont été perdues selon les circonscriptions, voix qui ne sont pas représentées au Parlement ». La chercheuse conclut : « Certes, on pourrait expliquer le dépôt d’un grand nombre de listes par l’image du jaillissement printanier de la liberté, et par l’inexpérience de la démocratie. Mais, les islamistes ne se sont pas laissés aller au rêve de la liberté pour se concentrer sur une stratégie efficace de conquête, et ils ont compris du premier coup que la démocratie n’était pas seulement un idéal, mais un outil de pouvoir ».
La tentation de la régression
Au coeur de cette épreuve, les droits des femmes et l’égalité de sexes cristallisent les enjeux de la complexe confrontation qui se déroule actuellement sur la scène tunisienne. Le 8 mars dernier, des centaines de femmes islamistes salafistes ont manifesté à Tunis pour réclamer l’instauration du Califat. Tout en affichant leur soutien à la République et à la démocratie, les islamistes dits modérés du parti Ennahda insistent sur l’identité arabo-musulmane pour souligner l’importance de la référence à la religion dans la future Constitution. En face, les défenseurs de la République démocratique (dont les féministes) mènent une bataille complexe : avancer leurs revendications d’égalité des sexes et de démocratie, qui exigent la séparation de la religion et de l’État, tout en combattant pour sauvegarder les droits existants. Ahlem Belhadj, la présidente de l’ATDF, résume ainsi la situation : « Sur bien des points, dont le statut des femmes, le pouvoir en place ne se prononce pas vraiment, on ne sait pas sur quel pied danser ». A l’instar de beaucoup de démocrates et de féministes tunisiennes, elle pense que la société civile tunisienne, bien mobilisée, ne cédera pas à la tentation de la régression. Saida Rached, Secrétaire Générale de l’association, souligne quant à elle l’importance d’une bataille juridique : « Il faut que la Tunisie se positionne véritablement sur l’égalité des sexes, l’intégrité du corps des femmes, et le droit du travail. Tant que ces droits ne sont pas expressément développés dans la Constitution, tout est possible en matière de régression ».
Chahla CHAFIQ, sociologue, écrivaine
www.chahlachafiq.com
Dernier ouvrage paru : Islam politique, sexe et genre, à la lumière de l’expérience iranienne, PUF, mars 2011.
(In La Revue Civique 8, Printemps-Été 2012)
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