Experte en opinion publique et conseillère de la Fondation Jean Jaurès, Chloé Morin est l’auteure d’un texte, personnel et sensible, de la collection « Tracts » lancée par les éditions Gallimard sur la crise Covid-19. « Le confinement ressemble de plus en plus à un voyage en absurdie. Un pays où nos boucs émissaires traditionnels – la faute à l’Europe, la faute aux politiques, la faute à l’étranger, la faute aux assistés, autant de mirages si utiles – ont tous pris la tangente », écrit-elle, en ajoutant: « La colère monte vis-à-vis des autorités qui n’ont « pas anticipé », « pas vu venir », qui « nous mentent »; mais si nous sommes un instant honnêtes avec nous-mêmes – nous en avons désormais le temps, mais en avons-nous la force ? – nous sentons bien que cette colère-là est aussi vaine que stérile. Et au final, le confinement fonctionne comme un miroir». Nous publions ici de larges extraits de ce texte vif et direct, qui en appelle à se réinventer, à faire émerger une nouvelle conscience civique.
« En regardant « la vague » monter, en écoutant les cris d’alarme et de détresse de nos soignants, une question s’impose peu à peu dans mon esprit: que sommes-nous devenus ?
A quel moment avons-nous décidé que nous n’avions pas les moyens de payer pour que l’Hôpital puisse tous nous soigner ? Chacun hurle au scandale, applaudit à sa fenêtre – moi comprise -, donne de l’argent pour soutenir infirmières, médecins, urgentistes… mais que n’avons-nous pas mis ce sujet au sommet de nos priorités lors des élections ? Que je sache, les partis politiques qui promettaient davantage de moyens pour nos soignants n’ont jamais été plébiscités. (…)
A quel moment avons-nous décidé de laisser nos anciens mourir en boites hermétiques ? L’hécatombe à venir dans les EPHAD nous rappelle qu’avec eux, au nom d’une vie qui va trop vite, une vie trop pleine – pleine de travail qui épuise, d’enfants, d’amis, d’emmerdes qui volent en escadrilles – nous avons sacrifié une part de notre humanité.
Quand je pense à mon arrière-grand-mère, j’ai honte de ce que nous sommes devenus. Elle qui avait connu la guerre, m’avait raconté la grippe espagnole ».
Et je ne jette la pierre à personne. Je n’ai pas de leçon à donner, moi qui n’étais pas là lorsque mon arrière grand-mère s’est éteinte, à 98 ans en maison de retraite. Une maison que je trouvais angoissante, inhumaine, qui ressemble pourtant à des milliers d’autres, et où les personnels font de leur mieux pour accompagner ces vieux que nous ne voulons plus voir. Quand je pense à elle, j’ai honte. Elle qui triait les déchets avant qu’on se rende compte que c’était du bon sens.
Elle qui avait connu la guerre, m’avait raconté la grippe espagnole, qui n’a jamais eu une vie facile mais qui ne savait pas se plaindre. Elle qui grimpait dans la montagne chaque jour pour faire la classe aux enfants des paysans du coin, pour qui instruire était un honneur, voter une fierté. C’est sûr, en y repensant, on a perdu un truc en route. J’ai honte de ce que nous sommes devenus.
A quel moment avons-nous décidé que la recherche de produits toujours moins chers méritait de sacrifier notre indépendance, notamment en denrées et produits stratégiques ou essentiels comme les médicaments ou les denrées alimentaires ? A quel moment avons-nous accepté que les fonctions économiques essentielles – protéger, soigner, nourrir – soient reléguées à des « invisibles », dévalorisées socialement comme méprisées financièrement ?
A quel moment avons-nous commencé à céder des petits bouts de notre humanité, au nom d’une sécurité que nous croyons supérieure si nous laissons mourir les réfugiés à la mer, ou au nom d’une consommation effrénée que seule l’exploitation de nos semblables rend possible ?
A quel moment avons-nous décidé de nous désintéresser de la Politique et du débat public ? … en délégant les choix aux ‘élites’ – pour mieux les blâmer ? »
A quel moment avons-nous décidé de nous détourner de la participation aux choix collectifs, de nous désintéresser de la Politique et du débat public ? A quel moment avons-nous cédé à la tentation de « cultiver notre jardin », chacun chez soi, chacun pour soi, en délégant les choix qui s’avèrent aujourd’hui vitaux à d’autres, les « politiques », les « élites » – pour mieux les blâmer de ces échecs et de ces manquements qui sont avant tout le produit de nos lâchetés ?
Le confinement ressemble de plus en plus à un voyage en absurdie. Un pays où nos boucs émissaires traditionnels – la faute à l’Europe, la faute aux politiques, la faute à l’étranger, la faute aux assistés, autant de mirages si utiles – ont tous pris la tangeante.
La colère monte, vis-à-vis des autorités qui n’ont « pas anticipé », « pas vu venir », qui « nous mentent », mais si nous sommes un instant honnêtes avec nous-mêmes – nous en avons désormais le temps, mais en avons-nous la force ? – nous sentons bien que cette colère-là est aussi vaine que stérile. Et au final, le confinement fonctionne comme un miroir, qui nous pointe le responsable de la somme des absurdités qui nous pètent à la figure.
Du fond de nos prisons respectives, nous retraçons le chemin, parcourons le fil des années passées, ce lent glissement qui nous a conduit jusqu’ici. Est-ce Maastricht ? La mondialisation ? Reagan et Thatcher ? La Chine ? Trump ? Est-ce le référendum de 2005 ? Quelle élection est responsable ? Quelle loi ? Quel Président ? Quelle mesure pourrait bien venir expliquer que nous soyons aujourd’hui confrontés à un monde qui ne ressemble en rien à celui que nos parents avaient rêvé, et à une société que nous avons de moins en moins envie de léguer à nos enfants ?
Il faut bien se l’avouer: nous portons tous une part de responsabilité dans ce qui nous arrive ici ».
Et puis au fond, après s’être bien contorsionnés, torturés, défaussés, après avoir tué le temps et combattu la honte, il faut bien se l’avouer : oui, sans doute, nous portons tous une part de responsabilité dans ce qui nous arrive ici.
A quoi bon, me direz-vous ? Pourquoi rajouter à la crise actuelle la culpabilité ? Pourquoi s’auto-flageller ? Puisqu’après tout, nos petites mesquineries individuelles ne sont « qu’une goutte d’eau » dans l’océan des irresponsabilités cumulées ? Puisqu’on « ne changera pas le monde » à notre échelle de citoyen ?
Vous voyez, vous venez comme moi de mettre le doigt sur le raisonnement qui nous a conduit ici. Nous avons les mêmes réflexes de mise à distance, de relativisme, de défaitisme, d’égoïsme, de déresponsabilisation. Finalement, le chemin qui nous a conduit jusqu’ici, vous l’avez trouvé comme moi.
Quelle ironie que la pandémie nous inflige la multiplication à l’infini d’un geste qui pourrait être, finalement, la métaphore de ce que nous avons été ces dernières années : un peuple qui se lave les mains de l’essentiel, pour ne pas avoir à l’affronter. Pour ne pas être contraints de s’interroger sur le sens de ce que nous avons fait, et sur ce que nous sommes devenus.
Se laver les mains, « métaphore de renoncements. De nos petitesses. Nos contradictions assumées ».
Métaphore de renoncements. De nos petitesses. Nos mesquineries. Nos contradictions assumées. Nos accommodements plus ou moins grands avec la vérité. Nos pannes de courage. Nos cas de conscience remisés sous le tapis. Nos égoïsmes. Nos « on verra plus tard ». Bref, toutes ces petites choses dont nous nous sommes, individuellement et collectivement, lavé les mains et qui nous pètent à la gueule aujourd’hui.
Comme le disait Boris Cyrulnik, ce que nous vivons n’est pas une crise. Car après une crise, la vie reprend comme avant. Ce que nous vivons, c’est une catastrophe.
Dès lors, il va falloir faire un choix : s’accommoder de vivre avec la honte – plus ou moins bien camouflée sous l’activité, sous la fête, sous un boulot qui nous emmerde, sous des enfants envahissants, sous des projets plus ou moins chouettes, des inquiétudes du quotidien… – d’être responsables de ce monde-là. Ou trouver la ressource morale, le courage, d’en tirer quelques conclusions. Et d’essayer, en commençant par soi, de changer tout ça. »
Chloé MORIN, spécialiste des questions d’opinion publique est experte de la Fondation Jean Jaurès; elle a été conseillère du Premier ministre, Manuel Valls.
(mars 2020)