Dominique Moïsi est un politologue et géopoliticien français de renom. Diplômé de Sciences Po et d’Harvard, doctorant sous la direction de Raymond Aron dont il a été l’assistant, et membre fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) en 1979, il est actuellement professeur au King’s College à Londres. Il a rejoint l’Institut Montaigne en 2016 comme conseiller spécial pour les questions géopolitiques. Il y publie chaque semaine sur le blog de l’Institut ainsi que dans les journaux Les Echos et Ouest France ses analyses sur l’actualité internationale. Dominique Moïsi est également chroniqueur pour le Financial Times, le New York Times et Die Welt.
Voici la tribune qu’il publiait dernièrement sur le syndrome des séparatismes qui traversent l’Europe, avec deux défauts opposés, estime-t-il : celui d’un autoritarisme rigide de M. Rajoy, chef du gouvernement espagnol, concernant la Catalogne ; celui d’une fluctuation insaisissable de Mme May, chef du gouvernement britannique, au sujet de ‘Brexit’.
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« Mariano Rajoy a montré trop d’autoritarisme face aux indépendantistes catalans. A l’inverse, Teresa May n’a cessé de changer de ligne à propos du Brexit. Dans les deux cas, la médiocrité de leur leadership plonge leur pays dans la crise.
La Grande-Bretagne et l’Espagne ont une longue histoire commune. A la fin du seizième siècle, c’est la nature, sous la forme d’une terrible tempête, qui sauva l’Angleterre de l’invasion de la « Grande Armada ». A Trafalgar, au début du XIXe siècle, les deux pays étaient alliés dans leur résistance commune à la France napoléonienne.
Médiocrité commune de leurs leaderships respectifs
Aujourd’hui, les deux pays sont à nouveau unis, tristement devrait-on dire, par la commune médiocrité de leurs leaderships respectifs. Les suites du référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne tout comme la tentative de référendum en Catalogne nous fournissent la preuve, a contrario, que la qualité ou non-qualité des Hommes reste le facteur explicatif décisif de l’histoire humaine. Ce sont les Hommes qui font l’Histoire, même s’ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font.
Cette réflexion s’applique tout particulièrement à la crise catalane. Du côté espagnol, ce sont les deux figures de l’exécutif, le pouvoir réel comme le pouvoir symbolique, le Premier ministre Mariano Rajoy, comme le Roi Felipe VI , qui ont fait la preuve de leurs limites. Juan Carlos avait su, au lendemain de la mort de Franco, incarner la légitimité démocratique face à la menace toujours présente de la dictature militaire. Son intervention en 1981, après la tentative de coup d’Etat de militaires exaltés, avait été décisive.
Même si la fin de son règne s’est avérée moins glorieuse, Juan Carlos a clairement été la voix de l’Espagne, toutes ses « Nations » réunies. En s’en tenant strictement au légalisme prôné par son gouvernement, son fils Felipe a été moins heureux. Son intervention froide et sans empathie a contribué à aliéner davantage encore les Catalans à l’Espagne et à la cause de la monarchie, même ceux, et ils sont sans doute encore la majorité, qui ne soutiennent pas l’indépendance. Au lendemain de manifestations sévèrement réprimées, les Catalans attendaient une démarche d’apaisement qui soit inclusive et non pas les réprimandes d’un maître d’école, distant et sévère.
L’absence du discours de la conciliation pour la Catalogne
Le nationalisme catalan date d’au moins trois cents ans, de la chute de Barcelone en 1714 et de la répression imposée alors par Felipe V. En 1939, Franco raviva les flammes du nationalisme en appliquant à la Catalogne des mesures très semblables à celles imposées par Felipe V. En 2017, on peut penser que l’arrogance, et tout simplement le manque de leadership éclairé de Madrid, sont responsables du chaos actuel. Nombreux sont ceux qui, de Madrid à Barcelone, estiment aujourd’hui que Mariano Rajoy aurait dû se rendre en Catalogne dès 2012 pour y prononcer un discours de conciliation et offrir le dialogue aux moins militants des nationalistes catalans, qui se trouvaient alors au pouvoir. Si un jour, la Catalogne devenait indépendante – ce qu’il ne faut pas souhaiter – le premier responsable ne serait pas tant son président actuel, Carles Puigdemont, que le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy avec « l’aide » certes involontaire du Roi Felipe VI.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la situation de la Grande-Bretagne n’est pas si différente de celle de l’Espagne. Certes, l’enjeu y est moins dramatique. Il ne s’agit pas de la survie d’un pays – même s’il existe toujours le risque d’un nouveau référendum en Ecosse – mais plus simplement de sa relation avec l’Union européenne. Et, là encore, c’est peu de dire qu’aux yeux de la majorité des Britanniques, Theresa May ne remplit pas son rôle. Première ministre par défaut, elle ne reste à son poste, après son humiliante « non victoire » de juin dernier, que parce qu’il n’existe aucune alternative « appétissante » : le conservateur Boris Johnson, tout comme le travailliste Jeremy Corbyn, font plus peur qu’elle.
Le débat qui paralyse la Grande Bretagne
Il y a quelque chose d’irréel dans le débat qui paralyse actuellement la Grande-Bretagne. Que signifie la formule, si souvent employée par Theresa May, selon laquelle « la Grande-Bretagne quitte l’Union, mais reste dans l’Europe » ? Après avoir été membre d’un Club fondé sur des valeurs pendant plus de quarante ans, la Grande-Bretagne peut-elle se comporter comme si l’Europe n’était qu’une simple expression géographique ? A l’inverse, il est difficile de faire comme si le peuple ne s’était pas prononcé. Theresa May peut-elle, adoptant le parti de la raison, insister sur le fait que le Brexit étant tout à la fois trop coûteux et trop difficile à réaliser, il ne se fera pas ? Comment représenter une nation divisée si on ne lui tient pas un langage clair et pédagogique ?
Or Theresa May, tombant dans l’excès exactement inverse de Mariano Rajoy, semble s’ajuster à l’évolution chaotique de l’opinion britannique, plutôt que de la guider. Trop d’autoritarisme dans le cas Espagnol, pas assez d’autorité du côté Britannique. Pour éviter le constant grand écart entre les partisans les plus ardents du Brexit et les exigences de Bruxelles, il faudrait un leader qui combine la force de Margaret Thatcher et l’empathie de Tony Blair. Il est clair que Theresa May ne possède les qualités ni de l’un ni de l’autre. Il en résulte en Grande-Bretagne une grande impression de flottement. De fait, le Brexit paraît toujours aussi irréel. Un des problèmes des partisans du « Remain » est précisément que, depuis le référendum, l’économie ne s’est pas effondrée, même si les effets négatifs du vote commencent à se faire sentir dans la vie quotidienne, de la chute de la livre aux incertitudes des marchés.
Au-delà des divisions classiques entre l’Europe du Nord et celle du Sud, sur le plan économique, entre l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est sur celui des valeurs, convient-il d’ajouter la division entre les pays, très peu nombreux, qui ont le privilège fragile et fluctuant de bénéficier d’un leadership de qualité et d’une bonne gouvernance, et tous les autres ? »
Dominique MOÏSI
(octobre 2017)
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