Stéphane Distinguin : le développement de la « gouvernance numérique »

Stéphane Distinguin

Il y a dix ans, en fondant le groupe Fabernovel, Stéphane Distinguin avait la conviction que de la valeur pouvait émerger du rapprochement entre des grands groupes et des startups. Intuition aujourd’hui confirmée, alors qu’il préside le pôle de compétitivité « Cap Digital Paris », qui regroupe 800 adhérents avec comme mission de contribuer à la compétitivité et la visibilité de ses membres grâce à la mise en réseau et la transformation numérique. Ce spécialiste du « 2.0 » revient pour la Revue Civique sur les enjeux actuels de la « gouvernance numérique ». Il évoque notamment les initiatives « Fixmystreet » ou « Beecitiz » qui permettent au citoyen de relever des dysfonctionnements dans sa ville et d’en accélérer la prise en compte par les pouvoirs publics concernés. « Le numérique va changer la politique même si on se rend compte, précise-t-il, que les grands exemples politiques sur Internet sont des exemples de conduite de campagne marketing. Les campagnes d’Obama, par exemple, sont souvent le paroxysme de la technicité marketing ».

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La REVUE CIVIQUE : Comment voyez-vous votre rôle, à Cap Digital, dans la rencontre entre le digital, l’État et les citoyens?
Stéphane DISTINGUIN : Le digital adresse les notions de compétitivité et, de plus en plus, de souveraineté. Cap Digital souhaite donc avoir un impact sur la société dans son ensemble.
Un pôle de compétitivité a trois facettes : c’est un lieu où l’on pense et où l’on agit ensemble, sur un territoire défini, où l’on traite la notion de souveraineté avec pour enjeu de créer des champions, de rester dans la course mondiale, et de créer le plus d’emplois et de valeur possible sur ce même territoire. C’est un lieu où l’on réfléchit sur les sujets de gouvernance publique, notamment le rapport entre le numérique et la santé, l’e-government, l’open government ou l’open data. Ces notions sont apparues dans le domaine des entreprises et se développent désormais dans le domaine public.

On sait qu’au XXIe siècle, dans un monde qui bouge très vite, avec des acteurs de nature très différente, l’entreprise a une place prépondérante. Il n’y a qu’à voir comment Google, Amazon, Facebook ou Apple bouleversent notre perception du monde au quotidien. Il est donc important d’avoir des personnes qui regardent ces sujets, qui cherchent à définir ce qui peut relever du bien commun, vrai sujet de réflexion dans le numérique, et de la compétitivité, donc du domaine concurrentiel et de l’entreprise.

Le numérique va changer la politique

La première des caractéristiques du web, c’est sa capacité à permettre à tous et à chacun d’avoir « voix au chapitre », de pouvoir s’exprimer, de prendre un parti, seul (blog, Twitter, etc.) ou sur des sites média (contributions, commentaires, etc.). Il n’a jamais été aussi facile d’émettre un avis, et les exemples à fort impact se comptent par milliers, comme les initiatives « Fixmystreet » ou « Beecitiz » qui permettent au citoyen de relever les dysfonctionnements dans sa ville et d’en accélérer la prise en compte. Malgré tout, il faut le reconnaître, à part sans doute les révolutions arabes, on a parfois l’impression que ce sont les chatons (LOLcats) qui gagnent à la fin plutôt que la démocratie ou les grandes idées… Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de cette grande révolution numérique, qui est aussi industrielle, anthropologique… Elle ouvre la voie à une nouvelle civilisation.

Le numérique va changer la politique même si on se rend compte que les grands exemples politiques sur Internet sont des exemples de conduite de campagne marketing. Les campagnes d’Obama, par exemple, sont souvent le paroxysme de la technicité marketing pour mener des combats politiques. On parle moins de Moveon.org ou d’autres initiatives, qui ont souvent du mal à s’imposer dans la durée, du fait qu’Internet soit extrêmement résilient et dans l’émergence, ce qui constitue à la fois une menace et une opportunité pour la démocratie.

Face à la digitalisation massive observée depuis le milieu des années 2000, qu’est-ce qui a changé dans le rapport du citoyen au politique ?
Pour faire référence au baromètre INRIA du 11 mars 2014, en deux ans seulement, la proportion d’homo numericus [personnes qui considèrent que le numérique a un impact majeur dans leur vie quotidienne et qui ne pourraient plus s’en passer] a doublé pour atteindre 34% de la population. En parallèle, le nombre de « déconnectés », ou de « décrochés » (généralement des personnes âgées), baisse assez peu : 20% de la population contre 22% en 2012.

Il y a aujourd’hui des enjeux liés à la « littératie » et en quoi le numérique peut être un objet de meilleure intégration de toutes les populations dans la société. On peut s’attendre à ce qu’il soit essentiel demain pour un « bon citoyen » d’avoir une compréhension de ce qu’est le code informatique : comme nul n’est censé ignorer la loi (pour reprendre le « code is law » de Lawrence Lessig), il devra en être de même pour les données personnelles que vous donnerez sur un site, les cookies, le phishing, etc.

Le numérique et
l’entrepreneuriat pour tous

En termes d’emploi, l’intégralité des nouveaux emplois est créée par des entreprises de moins de cinq ans, les entreprises doivent se transformer pour les plus anciennes… Le numérique rend aussi encore plus accessible l’entrepreneuriat pour tous.

On est souvent, face au numérique, dans une situation complexe. C’est pourquoi la notion de « littératie » est fondamentale. Il est capital de permettre aux gens de comprendre pourquoi la neutralité est essentielle même si, de temps en temps, en tant que consommateur, on doit accepter d’en payer le prix. Il faut s’y intéresser pour faire la part des choses entre sa vie de consommateur et sa vie de citoyen. Mais toutes ces caractéristiques d’Internet font qu’il sera toujours « possible de ». Et je trouve que cette idée est peut-être encore plus importante que de se dire qu’il doit y avoir un grand système.

Par ailleurs, le numérique, qui est global, pose question sur la bonne échelle de l’action politique, locale ou nationale.
En effet. L’un des grands enjeux aujourd’hui du numérique est de déterminer la bonne échelle pour légiférer. Les hommes et les femmes politiques saisissent les côtés positifs du numérique (création d’emplois, impact sur la jeunesse, ré-industrialisation, effet enthousiasmant des nouvelles technologies…) mais ils en voient également les côtés négatifs. Et le niveau pour légiférer, pour décider, n’est peut-être plus l’État, mais une nouvelle échelle plus globale.

Un enjeu du traité transatlantique

Quelles sont donc les actions menées à l’heure actuelle au niveau international pour faire avancer ces réflexions?
Le sujet de l’open data a été abordé durant près de quinze minutes lors du dernier G8, ce qui suppose des milliers d’heures de travail (conseillers directs, conseillers techniques, opérationnels). Le côté iceberg de la vie politique fait que les choses bougent, certes de façon imperceptible de l’extérieur, mais cela suppose de grands mouvements intérieurs et périphériques. De ce point de vue, il y a une prise de conscience et un nouvel enjeu, très puissant aujourd’hui dans ce que l’on imagine du traité transatlantique, dans lequel le numérique est un sujet majeur de compétitivité, de négociation commerciale et demain de coopération fiscale. On l’a vu récemment au niveau européen avec les avis de la Commission Européenne sur Google. Tout cela est en train de se mettre en mouvement.

Prenons l’exemple de l’éducation. Aujourd’hui, c’est un marché totalement globalisé, en particulier sur l’éducation supérieure, qui concerne surtout les MOOCs ; les plateformes relèvent du domaine d’une transformation profonde qui pose des questions fondamentales. Néanmoins, il est très difficile de réfléchir à la vitesse d’Internet sur des domaines aussi importants et de long-terme pour un État. On peut se demander pourquoi l’Éducation nationale n’y avait pas pensé plus tôt. Mais derrière, il y a un débat sur la manière dont on intègre le numérique au sein du système scolaire : est-ce comme matière, plutôt prestigieuse, de « sciences algorithmiques » (élément vertical), ou est-ce l’occasion de transformer en profondeur l’école du XXIe siècle (élément traverse)? Par ailleurs, cette question soulève un sujet d’ordre culturel pour la France qui a depuis longtemps du mal à valoriser ses filières techniques (il suffit de regarder l’exemple de Polytechnique, sans doute la meilleure, qui reste généraliste et dont les affectations sont faites selon le rang de sortie). Il est donc capital de créer et de valoriser ces filières techniques.

À ce titre, on pense au « système 42 », lancé par Xavier Niel, qui marche, est adapté et bien pensé. Est-ce néanmoins le meilleur ? On passe d’un système élitiste à un autre mais pourquoi pas. Il faudra juger sur les résultats. Je suis pour ma part très intéressé par autre modèle, Simplon, qui veut faire une école du code, qui soit aussi une école de l’intégration.

On est le produit
d’un système gratuit

Quelles sont les tendances relatives à la « citoyenneté 2.0 » et quel rôle joueront les Digital Natives dans la société de demain, aux vues de leurs codes, déjà en décalage par rapport aux dirigeants d’entreprise et aux responsables politiques ?
Le citoyen à l’ère numérique sera attaché à son écosystème local et devra aussi être citoyen du monde, car ce sont les deux échelles de l’action et aussi celles du numérique. Il devra avoir acquis une capacité de juger, cette notion de « littératie », pour mieux comprendre ce qu’on lui soumet. On dit parfois que, quand vous avez accès à un service gratuit, c’est que vous êtes le produit.

Le principe de neutralité du réseau étant un des fondements d’Internet, vont se poser des questions sur notre façon de consommer le numérique et donc une tension de plus en plus forte entre nos pratiques citoyennes et commerciales, en soulignant que la frontière s’est au passage considérablement effacée. Nous sommes dans un domaine où la Chose Publique n’a pas encore pu en tirer les conséquences car cela bouge trop vite, d’où un besoin fort et imminent de réglementation pour définir ce qui relève de la loi, de la norme sociale, de la fiscalité…

Dans cette société à venir, et parce que nous ne sommes qu’aux prémices de la puissance du numérique, les Digital Natives deviendront sans doute des immigrants de la future vague technologique à venir, celle du « transhumanisme ». Reste que cette génération aura un monde à gérer dans lequel elle ne sera pas seule (une des promesses du transhumanisme est la vie éternelle). Il sera toujours question de diversité et de complexité. Certains pensent que dans vingt ans nous serons en guerre contre Google et que les Digital Natives feront alliance avec Google pour fonder un État. Je n’y crois pas même si cela doit être l’occasion de mettre en perspective l’importance du « don’t be evil » (ne soyez pas mauvais, malveillant), une des valeurs-phares promues par le géant américain.

Propos recueillis par Romain RABIER et Salah AZIZI, consultants chez Weave, membres de « Yess » groupement inter-écoles initié par l’ESSEC

► Lire aussi l’entretien sur les MOOCs, avec l’ancien Directeur Général de Google France, Jean-Marc Tassetto
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