Un  « antisémitisme de société » sous couvert de rire

Une conférence du « Cercle de la LICRA, réfléchir les Droits de l’Homme », donnée à Paris (le 19 octobre dernier), était animée par Martine Benayoun (Présidente du Cercle) et Caroline Yadan (avocate du Barreau de Paris, engagée dans la lutte contre le racisme, l’antisionisme et pour les droits des femmes, par ailleurs membre du mouvement La République En Marche, LREM). La conférence avait pour invitée Isabelle de Mecquenem, Professeur de philosophie (à ESPE, Université de Reims) engagée pour la laïcité et contre le racisme.

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En avril 2012, 25 étudiants de l’Université de La Rochelle jouaient une « comédie », intitulée « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale ». On s’y moque des pauvres et de certaines ethnies mais surtout des Juifs, présentés comme les seuls responsables de la misère du monde, avec une mise en scène de tristement historiques clichés antisémites comme celui du Juif banquier et esclavagiste ou celui du Juif ultra-orthodoxe stéréotypé. La pièce de théâtre a été présentée devant des centaines de personnes sans qu’aucune n’ait réagi et sans que le corps universitaire ou le metteur en scène n’ait été heurté. Il a fallu la plainte d’un spectateur auprès de la LICRA, puis la résonnance du scandale à l’échelon national pour faire cesser le spectacle, malgré l’opposition de l’Université et d’un certain nombre d’associations, alors que la pièce prévoyait même d’être exportée au Canada !

La pièce se voulait anticapitaliste…

Pour les conférenciers du « Cercle de la LICRA », la dimension théâtrale du spectacle permettait d’exprimer l’antisémitisme, sans tabou ni retenue, en jouant sur l’ambiguïté (« c’est juste pour rire, allons !… »). Pierre-André Taguieff parle de « nouvelle vulgate antijuive ». La pièce se voulait anticapitaliste et le stéréotype du banquier juif est venu naturellement aux auteurs. Si personne n’a réagi c’est aussi par persuasion d’être dans le « camp du bien » altermondialiste. Le rire collectif en tant que phénomène social valide quelque chose, et précède le lynchage d’une certaine manière, selon un processus analysé par le philosophe Bergson.  La Revue Civique a voulu interroger l’universitaire Isabelle de Mecquenem sur ce qui pouvait apparaître, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt, comme une « banalité du Mal » antisémite.

Le « Cercle de la Licra Réfléchir les Droits de l’Homme » est présidé par Martine Benayoun, avocate.

-La Revue Civique : à travers cette affaire, peut-on dire qu’il y a en France un « antisémitisme de société », latent ?

-Isabelle de MECQUENEM : Oui absolument, un antisémitisme de société comme l’écrit Monique Canto-Sperber, dans un article paru en 2004 de la revue Esprit, qui touche tous les milieux, y compris les milieux éduqués. L’affaire de la Rochelle intervient dans le cadre d’une université tranquille, à taille humaine, où les étudiants n’ont aucune raison apparente d’adhérer à un discours de haine, explicite. Le communiqué de presse de l’Université statuera d’ailleurs à ce sujet, écartant toute imputation d’antisémitisme. C’est la raison pour laquelle cette affaire est révélatrice, et que j’ai pu parler d' »antisémitisme sans antisémites », comme dans le cas des rumeurs, qui se propagent à travers des sujets déresponsabilisés.

Des stéréotypes vivaces, popularisés par les réseaux sociaux

J’applique, à propos des étudiants, l’expression d’antisémitisme hypo-doxique, au sens où il ne s’agit pas d’une idéologie consciente assumée comme une opinion ou une vision du monde mais qu’ils se laissent attraper ,ou rattraper, par des stéréotypes vivaces dont la persistance et l’influence doivent nous interroger. L’influence de Dieudonné doit être évoquée pour appréhender cette étrange affaire qui révèle un antisémitisme popularisé par les médias sociaux dont l’emprise sur la jeunesse de toute condition et toute appartenance sociale est très forte. 

– Finalement, la différence entre une telle pièce et un film comme Rabbi Jacob est-elle au niveau de l’intention, bienveillante (réconcilier et rire des différences) ou malveillante (faire mal) ?

-C’est plus complexe que cela, dans la mesure où il n’y a précisément aucune intention malveillante de la part des étudiants. Ce n’est pas le « Gang des barbares », fomentant un crime antijuif, ce sont au contraire de « gentils  » étudiants, pétris de bonnes intentions, qui veulent dénoncer le monstre froid du capitalisme financier mondial qui ravage la planète et l’humanité. Cet argument est primordial et a joué dans l’occultation de l’antisémitisme chez les étudiants car ils se sont, eux-mêmes, sentis et placés dans le camp du « Bien ». Démontrer l’agressivité terrifiante de leur humour échappe au terrain de l’argumentation. Nous ne sommes pas sur le terrain de la raison et du logos, mais sur celui de la connivence culturelle s’exprimant à travers une « œuvre de l’esprit ». Qu’il s’agisse d’un appel à pogrom, par muscles zygomatiques interposés, est une certitude pour ceux qui ont senti le danger.

Le rire s’immisce dans l’ambivalence morale de l’humanité

Mais il faut une capacité de discernement pour cela, un sens moral, un sens politique, qui sont le fruit d’une éducation, d’une expérience, d’une réflexion. Plus fondamentalement, la question du rire est foncièrement ambivalente et discerner les intentions morales sous-jacentes achoppent sur des difficultés abyssales. Le rire s’immisce dans l’ambivalence morale de l’humanité, comme le dit excellemment Kundera. Il s’agit d’une question morale et anthropologique. »

-Enfin, y a-t-il un lien entre cette affaire et la résurgence d’un antisémitisme d’extrême-gauche, qui se développe sous couvert d’altermondialisme ou d’antisionisme ?

-On peut tenter de l’établir, mais encore faut-il des preuves qu’on ne trouvera pas, je le crains, dans la tête des étudiants car, encore une fois, le degré d’idéologisation est assez faible dans ce contexte. Les étudiants pourraient très bien se reconnaître dans un mot d’ordre très vague du style « contre la finance mondiale et le racisme », toutes les formes de racisme. Ce qui est beaucoup plus troublant, c’est cette alliance de l’antiracisme déclaré et d’une expression spontanée, à ciel ouvert, de stéréotypes explicitement discriminatoires visant spécifiquement les Juifs, mais également, les femmes, les Chinois, les pauvres, etc.

La judéophobie latente et montante joue, ici, le rôle d’un agrégateur de croyances discriminatoires très impressionnant, participant d’une forme de culture transgressive qui s’est exprimée sans qu’aucune censure, en tous les sens de ce terme, n’intervienne. Telle est la terrifiante leçon de cette affaire qui prend sens lorsqu’on rappelle les faits antijuifs qui l’encadrent : 2012, les meurtres de Merah, 2014, on crie « mort aux Juifs ! » dans les rues de Paris, 2013, l’affaire de la Rochelle…

Propos recueillis par Théo LABI

(oct 2017)

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